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L'arnaque cachée de l'industrie de la mode

By Jackie Mallon

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Mode

Une styliste senior, assise dans un bureau du centre-ville éclairé par le soleil, sait quand son entretien se passe bien. Elle le sent au fond d’elle. Son portfolio est attrayant pour les recruteurs qui l’ont repérée. Elle leur a parlé des points phares de son C.V Elle semble dire tout ce qu’ils souhaitent entendre, et les deux cadres de l'autre côté de la table sourient et acquissent, en utilisant des expressions comme : « Si vous intégrez l’équipe ...» et « Nous aimerions que vous rencontriez notre Pdg » ... Ils ont même parlé des avantages et des vacances à la clé.

Tout est presque trop beau, quand l’un d’entre eux dit : « Mais d'abord ... », le cœur de la créatrice bat la chamade et les mots tant redoutés tombent :

« …Nous aimerions que vous fassiez un projet… »

Créateur de l’ombre

Pour un Raf Simons, combien y a t-il de petits créateurs qui assument chaque année de passer d'un poste bien payé, à un autre pour suivre une cadence infernale ? Si tout le monde n’est pas une méga star, combien de professionnels qualifiés et dévoués dessinent des produits, imaginent des dessins techniques, respectent les délais et travaillent avec des usines pour s'assurer que les échantillons seront à la disposition du nouveau directeur pour le défilé en temps et en heure ?

Dans le jargon de la mode, on les appelle « jobbing designers» ou créateurs d’emploi, soit des stylistes ou modélistes de premier plan comptabilisant souvent plus de dix ans d'expérience, qui font carrière en travaillant en coulisses, dans l’ombre des grands noms. Tous ne souhaitent pas démarrer leur propre ligne, ou du moins, pas encore, mais souhaitent garder un pied dans les échelons intermédiaires du milieu, sans être forcément au sommet. Une situation très courante mais devenue aujourd’hui très difficile à assumer. De fait, bien que l'économie soit repartie à la hausse, ceux-ci se plaignent que les postes de cadre sont moins nombreux, que les entreprises ont tendance à privilégier les bataillons de stagiaires (un autre abus possible de talents largement connu) ou recrutent des employés à bas salaires. Ces dernières années, ces créateurs de l’ombre ont même assisté à des remaniements qui leur donnent le droit à deux ou trois emplois simultanément.

Des idées gratuites

À l’origine, « monter un projet » pour un candidat était initialement présenté comme une occasion afin de démontrer qu'il comprenait l'ADN de la société. En théorie, c'est une demande pertinente, car comprendre l'identité d’une marque peut être délicat et souvent peu de choses différent d’une maison à une autre. Ainsi, un créateur s’est entendu demander par un recruteur : « Pense à Tommy mais en plus moderne ; Pense Ralph mais en plus pertinent ; J Crew mais avec moins de couleurs ; Pense patrimoine mais contemporain … ».

Mais dans la pratique, au cours de ces dernières années, l’image de ces créateurs a évolué dans l’industrie de la mode, on leur demande encore autre chose. « Est-ce qu'ils t’ont demandé de faire un projet ? », se demandent entre eux les stylistes qui se connaissent. Une réalité de plus en plus fréquente qui fait grogner la profession. Non pas parce qu'ils n’aiment pas être mis en concurrence, mais bien parce qu'ils savent que cette pratique est tout simplement un moyen pour les entreprises d’obtenir des idées gratuitement. De fait, beaucoup d'entre eux ont été laissés sur le carreau après avoir fourni un énorme travail, sans même un email en retour. « Ne nous appelez pas, nous le ferons. », les a t-on prévenu. Surtout, beaucoup ont vu leurs idées mystérieusement apparaître dans les magasins la saison suivante ou sur un podium et dans ce cas-là il n’y a pas grand chose à faire.

L’histoire de Natalie

Natalie, créatrice, qui a une solide expérience en mode haut de gamme et contemporaine a récemment passé une série d'entretiens avec une marque de prêt-à-porter très connue. Au quatrième rendez-vous, on lui a confiait l’un de ces fameux projets lui demandant d’imaginer : 6 modèles de vêtements, 5 chemises, 5 blousons sur mesure, 5 jupes et de réaliser les esquisses techniques de l’ensemble (Photoshop ou Illustrator), des imprimés le cas échéant et des échantillons de couleurs et de tissus. Bref, un travail significatif s’apparentant à une gamme complète, composée de plusieurs lignes et prêtes à êtres commercialisées et livrées en magasins. Si le brief indiquait un délai de 2 semaines, le recruteur lui a demandé de réaliser le projet en seulement une semaine. Pour finir, lors de l’entretien, la société demandait également à Natalie de réduire ses exigences salariales de 40 000 dollars. N'étant pas disposée à fournir tout ce travail gratuitement et après un temps de réflexion, Natalie envoyait un mail pour signifier ce qu'elle considérait comme un compromis raisonnable : elle préférait travaillerer en freelance pendant un mois, éventuellement deux semaines si cela était vraiment pressé. Bizarrement, toute communication avec l'entreprise s’est arrêtée nette. Natalie n’a jamais eu de réponse.

L’histoire de Steven

Steven, créateur également, raconte avoir longtemps cherché avant de trouver son emploi actuel et, par conséquent avoir reçu plusieurs demandes de projets. « C'est la pratique courante de l'industrie de la mode dont personne ne parle, le sale petit secret en quelque sorte », explique-t-il. « À ma connaissance, aucune autre industrie ne dévalue et tire profits à ce point de ses employés. Et si vous êtes désespéré, c’est la douche froide assurée. Bien sûr, j'ai entendu des histoires de gens qui soit disant ont été recrutés après avoir fait un projet, mais personnellement je ne les ai jamais rencontrés. C'est ce qu’on appelle une légende urbaine ! »

Steven se rappelle du projet d'une entreprise qui impliquait la création d'une collection printemps et d'une collection automne, totalisant 4 livraisons différentes, avec des conseils sur les tendances, 4 palettes de couleurs différentes et des spécifications techniques pour tous. « C'était une société avec qui je voulais vraiment travailler », explique-t-il en haussant les épaules. « J'ai travaillé très dur sur ce projet ». Que s’est-il passé ensuite ? Le chef des RH lui a envoyé un email de deux lignes expliquant qu'ils allaient continuer à chercher. « En fait, j'ai entendu dire qu’ils étaient toujours en recherche, et ce depuis des mois. »

Et ailleurs ?

Ce n'est pas une pratique courante pour les architectes de remettre les plans de leur nouvelle installation. Idem pour un chef cuisiner, on ne lui demande pas de venir cuisiner pour l’ensemble de la société ou même d’envoyer sa recette par mail. Alors pourquoi est-ce ainsi dans la mode ? Le site NoSpec.com, qui soutient les créateurs principalement dans le domaine de la création graphique (où là aussi les demandes de « projet » sont monnaie courante), déclare : « travailler ainsi a un mauvais impact sur la qualité de la création, affectant négativement le créateur et le client ». Mais la dénonciation de cette pratique insidieuse est étonnamment difficile à prouver. Pourtant la presse en parle comme un article de The Harvard Business Review intitulé : « Les projets sont les nouveaux entretiens d’embauche » et un autre du New York Times qui décrit ces projets comme des « test–drives » qui ont faits leurs preuves dans certaines entreprises. Mais si on continue la lecture au-delà des gros titres, les deux articles précisent que les projets dans le monde de la technologie, sont basés sur un contrat, pour une période limitée et doivent fournir une rémunération. Ce qui n’est pas du tout le cas dans l'industrie de la mode.

Cette tendance pour le travail gratuit, qui a gagné du terrain au cours de ces dernières années, semble être inhérente à la mode et cela dans toutes les sociétés, qu’elles soient grandes ou petites, des maisons connues comme des nouvelles marques. Pire, même les entreprises qui se vantent d’une certaine éthique, et cela même au Moyen-Orient, participent à cette activité douteuse, exploitant ainsi les travailleurs qualifiés. Vicieuses, les entreprises vont même jusqu’à monter une poignée de candidats les uns contre les autres, avec comme carotte de décrocher un travail. Certaines peuvent ainsi recevoir cinq ou six projets, avant la date limite demandée. Une méthode fructueuse !

Expérience personnelle

Enfin, je vous raconte ici, ma propre histoire. Ancienne créatrice, j'ai éprouvé cette frustration des projets. Mais j'ai également obtenu un poste à la suite de l’un d’eux. C’était il y a plus de10 ans, l'entreprise voulait vraiment voir si je comprenais leur marque. Je leur ai proposé un thème où j’ai pu dessiner ce que je voulais, pour n'importe quelle saison, sans spécifier la quantité de jupes et de robes. Peut-être que cette pratique qui se faisait alors de façon légitime, afin que les entreprises testent et choisissent les meilleurs talents, s’est par la suite transformée en abus ?

Mais là aussi, j’ai fréquemment entendu des créateurs me parler d’un projet sans aucune direction créative pour le travail, disant seulement qu'ils « veulent voir de quoi vous êtes capables». Je me souviens d'une société à New York ravie de mon expérience européenne. Elle décrivait alors son style « quelque part entre Dries Van Noten, Isabel Marant et Vanessa Bruno, mais évidemment à des prix plus modérés, pour un client américain ». J’ai bien sûr soumis des planches dans les délais convenus. Quand j'ai envoyé une requête de suivi quelques jours plus tard, on m'a dit que le travail avait été retiré de la table. Clap de fin.

« Ils te préparent à l'échec, pense de son côté Steven, parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils veulent et attendent que tu sois clairvoyant. »

Portfolio et droits d’auteur

L’autre évolution réside dans la nature du portfolio d’un créateur. Devenu numérique, celui-ci est aujourd’hui facilement en possession de la société qui les a obtenu gratuitement. Les fichiers passent ensuite de bureau à bureau et le créateur n’en sait rien. Et il faut bien le dire, les créateurs de mode ont peu de protection de droit d'auteur. Un vêtement est considéré comme un article utilitaire et n’a donc pas de copyright. C'est également le cas avec les tatouages, les meubles, les voitures, les recettes et les blagues. Dans l’émission populaire TED Talk les « Lessons From Fashion's Free Culture » de Johanna Blakley décomposent la « culture de la copie » de la mode. « Contrairement aux sculpteurs, peintres et musiciens, les stylistes peuvent prendre n'importe quel élément de tout vêtement et l'intégrer dans leur propre création », explique celle-ci.

Des sociétés comme Yves Saint Laurent et Burberry ont ainsi perdu des poursuites judiciaires de plus de 100 millions de dollars contre d'autres marques qui, selon eux, portaient atteinte à leur droit d'auteur. Mais ces grands noms de la mode ont les moyens de le faire. Qui connais un petit créateur désireux d'engager une équipe juridique pour faire face à l'industrie et très probablement menacer ses opportunités futures ?

Et même si les croquis des créateurs peuvent être qualifiés d'œuvres d'art et, par conséquent être assujettis à la même protection du droit d'auteur que par exemple une peinture, la question de la propriété demeure celle d'un créateur qui cherche son prochain job dans cette ville et n'a pas le luxe de réfléchir longuement. Cette exploitation du créateur par des sociétés établies, dont les pratiques prédatrices ne sont pas signalées, mérite désormais d'être examinée.

En faisant sortir de l’ombre cette pratique, nous lançons un signal aux coupables et leur exprimons que nous sommes contre eux. Une somme convenue pour les services rendus est la norme dans tout autre secteur et la mode ne devrait pas en être exemptée. Tous les créateurs sont en droit d’avoir une répons et un suivi du projet qu’ils ont réalisés et soumis. Cette industrie multi milliardaire fonctionne sur tant de chiffres cachés, laissant la magie opérer chaque jour sur tant de consommateurs avides de nouveautés. La moindre des choses serait de garantir le respect professionnel.

Et Steven de conclure : « Vous vous sentez abusé moralement dans votre travail que vous avez fait au mieux de votre capacité, mais également physiquement car vous utilisez vos propres matériaux, encres, imprimante, tout cela s’ajoute.»

Contributeur : Jackie Mallon, professeure de cours de mode à New York et auteure de « Silk for the Feed Dogs », une nouvelle sur l’industrie de la mode.

Photo : par Jackie Mallon pour FashionUnited

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