Sortir de la binarité de genre : le prochain défi de l’industrie de la mode
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Au cours du siècle dernier, de grandes avancées en matière d’égalité et d’inclusion ont pu avoir lieu grâce aux actions de figures importantes des mouvements queer et féministes. Ces actions ont permis de faire accepter une nouvelle conception du genre en tant que spectre large et non pas un concept binaire et immuable.
Aujourd’hui, la fluidité de genre est devenue l’une des influences majeures de notre époque et nombreuses sont les personnes à s’identifier comme non binaires, transgenres ou en dehors de la norme de genre. Bien que le discours inclusif gagne aujourd’hui une acceptation globale, il est important de noter que les individus vivant en dehors des normes de genre existent et sont célébrés dans de nombreuses cultures à travers le monde depuis des millénaires. La société occidentale commence seulement à rattraper son retard.
Pour les jeunes générations, les réseaux sociaux comme TikTok jouent le rôle essentiel d’espace sûr pour les personnes genderqueer, leur permettant de trouver leur communauté ainsi que leur voie dans un monde historiquement conçu pour n'accepter que les identités dites « dans la norme ». Figure majeure de la mode et auteur à l’origine du mouvement #DeGenderFashion, Alok s’est servi des plateformes digitales pour créer une communauté basée sur le sentiment d’appartenance. En réponse aux efforts fournis par quelques personnalités influentes, l’industrie de la mode développe aujourd’hui des collections conçues et présentées comme « gender-inclusive », « gender neutral », « genderless » (sans genre) ou « gender fluid ». Alors que beaucoup de ces collections prennent la forme de silhouettes oversize et sans formes dans des palettes de couleurs neutres penchant davantage vers un style masculin, encourager une mode fluide combinant les différentes expressions de genre est vital pour l’avancement de ce mouvement.
Cet article offre un tour d’horizon des tournants et innovations qui aident à bâtir l'avenir « gender inclusive » du vêtement et solidifient sa position en tant que nouveau standard de l’industrie de la mode - important non seulement sur les podiums mais également dans le retail, le design et en matière d’accessibilité et de durabilité.
Le défilé pour tous
Ces dernières années, le défilé de mode traditionnel a commencé à évoluer, passant d'une expérience exclusive basée sur un accès limité et sur invitation à une expérience globale ouverte à tous. Cette approche contemporaine est en partie due à l'impact des réseaux sociaux sur notre zeitgeist au sein duquel les défilés diffusés en direct et les looks affichés en temps réel sont devenus la norme. Ce phénomène a démocratisé la consommation de la mode et a offert de nouvelles perspectives aux Fashion Weeks.
En 2020, le British Fashion Council a annoncé que la semaine de la mode londonienne changerait de modèle pour devenir une plateforme inclusive en termes de genre - une approche mêlant défilés physiques et présentations numériques, à la fois consacrés aux collections féminines et masculines. Aujourd'hui, plus que jamais, les maisons de luxe et les marques émergentes font appel à des mannequins transgenres, non binaires et de toutes tailles aux côtés de modèles cisgenres pour incarner leurs collections sur les podiums. Une façon de représenter au mieux les communautés marginalisées et de se faire le reflet de la réalité du monde.
Au cours de la saison automne-hiver 2022/2023, Aaron Rose Philip, mannequin américain originaire d’Antigua, transgenre et à mobilité réduite, a défilé pour Collina Strada, une marque fondée sur les valeurs de sensibilisation aux questions sociales. La star de la série « Euphoria » et femme transgenre Hunter Schafer a clôturé le défilé Prada en portant un débardeur blanc et une jupe midi brodée. La présence du débardeur blanc sur de nombreux défilés cette saison témoigne de la réinterprétation par les femmes d'un vêtement traditionnellement associé aux hommes, avec des clins d'œil évidents à la communauté queer.
Autre exemple : la mini robe de Coperni entièrement réalisée à partir de cravates issues de costumes recyclées. Ce design progressif démontre une fois de plus comment les créateurs de prêt-à-porter féminin créent de nouvelles histoires en réutilisant des articles préférés par les hommes et en leur donnant une tournure moderne. Harris Reed, le styliste britannique qui revendique sa fluidité de genre, a notamment fait la couverture de l’édition britannique du magazine Harper's Bazaar en avril dernier. Il incarne aujourd’hui la renaissance de l’industrie de la mode.
Créer un environnement d’achat sûr
L'achalandage des boutiques a longtemps été défini par la séparation entre les rayons pour hommes et pour femmes. Assortiments de produits, présentation sur les mannequins… Il existe une délimitation claire entre les genres, une ligne presque invisible qui ne pourrait être franchie - jusqu'à présent. Aujourd’hui, les aménagements physiques des magasins et les environnements d'achat numériques ont été améliorés pour dépasser les stratégies de merchandising genrées et créer une expérience d’achat adaptée à toutes les identités et formes d'expression.
Parmi les premiers adeptes de l’inclusivité de genre, le détaillant londonien Selfridges a lancé en 2015 une expérience d’achat « non genrée » intitulée « Agender ». Le concept : organiser les produits par couleur, coupe et style au lieu du genre. Cette nouvelle stratégie de merchandising sert encore de principe directeur aujourd’hui dans le grand magasin.
En 2020, Adidas a ouvert une nouvelle boutique à Londres et réinventé son modèle de vente avec des produits organisés en fonction du sport pour lequel ils ont été conçus et non du genre. La maison Gucci, détenue par Kering, a lancé Gucci Mx en 2020, une section de son site de e-commerce qui propose une sélection de pièces présentées sur des modèles de toutes les identités et expressions de genre
En outre, le commerce en ligne offre aux clients l'espace nécessaire pour choisir librement les articles qui leur correspondent, sans crainte d'un jugement extérieur. Ssense, le détaillant en ligne multimarque haut de gamme, présente des vêtements pour hommes dans sa section de vêtements pour femmes, et vice versa, dans le but de plaire à toutes les identités de genre de ses clients. En 2021, Ssense a lancé Ssense Kids, une nouvelle catégorie de vêtements, d'accessoires et de chaussures pour enfants qui tient compte de la fluidité de genre, ainsi que des collections capsules conçues en partenariat avec des marques telles que Collina Strada, Museum of Peace & Quiet et Acne Studios.
Repenser et déconstruire le design
Aujourd’hui, le design de mode se limite en majeure partie à une vision binaire du genre, ce qui complique la tâche des personnes non binaires à trouver des vêtements qui affirment leur identité. Pire, cela peut alimenter la dysphorie corporelle et de genre, ce qui démontre que la création textile dominante aujourd’hui n'est pas encore accessible à tous.
Un certain nombre de marques fondées par des personnes de la communauté LGBTQ+ ou par des femmes ont été pionnières dans la conception de collections inclusives depuis des années. Depuis 2013, la marque TomboyX conçoit des sous-vêtements, des vêtements et des vêtements de sport pour toutes les tailles et identités de genre. Leurs vêtements conçus pour les personnes transgenres et non binaires offrent également de nombreuses options de taille allant jusqu’au 6XL.
La nouvelle génération d'étudiants en design ainsi que les marques émergentes cherchent de plus en plus à faire bouger les lignes afin de s'adresser au plus large spectre de clients, quel que soit leur genre. La marque No Sesso (en italien « sans sexe ni genre »), basée à Los Angeles, intègre l’inclusivité de genre dans ses fondements et son processus de création. Leur mission est de donner du pouvoir aux personnes de toutes origines, tailles et identités en créant des pièces portables par tous.
En 2019, la créatrice Pierre Davis a présenté sa première collection pour No Sesso à la Fashion Week de New York et a été la première créatrice noire et transgenre inscrite au calendrier officiel de la CFDA. La créatrice finlandaise Ella Boucht crée quant à elle des vêtements destinés aux personnes non-binaires, transgenre et genderfluid. Depuis ses études, Boucht remet en question la binarité de genre en associant les techniques de création des vêtements féminins et masculins.
La pensée binaire traditionnelle s’est répercutée sur la création textile pendant des siècles, empêchant non seulement l'inclusion, mais aussi le potentiel d'innovation et de nouveauté que les designers et les marques peuvent continuer à offrir. En concevant en-dehors de ces normes binaires, les marques peuvent offrir aux vêtements la flexibilité dont les personnes transgenres et non binaires ont besoin.
Une solution durable
Outre le rôle d'affirmation de l'identité que les vêtements peuvent jouer pour les consommateurs, ils constituent également une solution potentielle pour construire une industrie de la mode plus durable. Au sens large, les lignes de vêtements intégrant la dimension de genre permettent aux marques de produire moins et de servir un plus grand nombre de consommateurs, ce qui permet de réduire les déchets textiles.
Trouver la bonne taille et la bonne coupe reste un obstacle majeur pour les consommateurs, et les articles mal ajustés représentent un pourcentage important des retours. En concevant des gammes de tailles adaptées à toutes les identités, les marques peuvent réduire les retours et, par conséquent, leur empreinte carbone. Les collections inclusives ont également le potentiel de promouvoir une économie de partage dans laquelle les vêtements se transmettent entre les porteurs de différentes identités de genre, ce qui facilite la réutilisation et prolonge le cycle de vie des vêtements. L’application mobile Depop en est un bon exemple. Il s'agit d'un système en boucle fermée qui offre à sa communauté de vendeurs et d'acheteurs la possibilité de créer du lien et d’échanger des vêtements usagés, et ainsi de se soutenir mutuellement. L'outil de recherche de l'application permet à la communauté LGBTQ+ de trouver facilement des articles qui correspondent à leur expression de genre.
Des marques telles que Big Bud Press et Older Brother, associent également une approche durable à l’inclusivité de genre. Le créateur français Ludovic de Saint Sernin adopte cette approche à travers ses défilés de mode masculine et y inclut également les principes de design durable. Le créateur, lauréat du prix Woolmark pour la traçabilité de ses vêtements, remet en question la prédominance du vêtement de travail dans l'espace de la mode durable par le biais d’une esthétique sexy et minimaliste.
Que cela implique les créateurs, les grandes marques ou les plateformes de e-commerce, il existe un fort potentiel pour l'évolution de l’industrie du prêt-à-porter et la diversité de genre. Un potentiel au profit d’un avenir durable et équitable pour tous. Alors que l'industrie de la mode continue de faire face à des challenges économiques importants, aux manques de ressources, ainsi qu'à un calendrier favorisant la surproduction, les vêtements « gender inclusive » peuvent contribuer à la solution dont l'industrie a besoin en adoptant une approche raisonnée de la création, caractérisée par la compassion, la communauté et l’inclusion.
Cet article a initialement été publié sur FashionUnited.com. Il a été traduit et édité en français par Maxime Der Nahabédian.