Patricia Lerat : « J’aide à fusionner une vision créative avec une activité commerciale viable »
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Coach de performance, booster de confiance, consultante en marketing authentique, la récente remise des Grands Prix de la création de la ville de Paris 2023 a mis en évidence le travail de Patricia Lerat, puisque le Grand Prix et le prix accessoires ont été remis à deux marques qu’elle accompagne : respectivement Clara Daguin et Domestique. C’est donc l’occasion d’interviewer celle qui a agi dans l’ombre d’Egon Lab, Mossi, Y/Project, Jeanne Friot, Dawei, Clara Daguin ou Domestique (entre autres).
Quel type de profils créatifs vous intéresse ?
Les personnes qui racontent leur histoire à travers un savoir-faire. Douze années de curation à la tête du salon des accessoires de mode, Première Classe, à anticiper le choix des acheteurs pour apporter une valeur ajoutée au marché, ont aiguisé mon regard et mon sens créatif. Depuis, j’ai toujours accompagné des jeunes créateurs et des nouvelles collections.
Quelle est la première chose que vous faites quand vous rencontrez un créateur ?
Je m’intéresse à son travail, que ce soit les images de ses modèles, un dessin ou un projet rédigé. Je suis efficace si je crois à son produit.
Et la seconde ?
Je l’écoute. J’essaie de comprendre ce qui l’anime, quelles sont ses origines, ses valeurs, ses parts d’ombre et de lumière. Je pose beaucoup de questions, qui remontent parfois à l’enfance. J’ai besoin qu’ils s’ouvrent. Ils sont souvent surpris. Je glane des informations qui m’aident à singulariser leur projet. Mon coaching s’inspire de l’Ikigai, une philosophie japonaise selon laquelle le sens de la vie provient de ce qui on est profondément.
Qu’est-ce qui vous permet de savoir ce qu’une personne doit, ou ne doit pas, faire ?
Au-delà de mon intuition, mon consulting s’appuie sur mon expertise des marchés internationaux. Je travaille avec les créateurs pour construire un projet qui soit commercialement viable.
Comment pouvez-vous assurer que votre conseil est le bon ?
Il n’y a jamais de garantie. Je suis là pour balayer ses doutes, le rassurer et engager des actions concrètes. En réalité, dès le début, j’ai ma propre vision du projet, mais je laisse le créateur s’en rapprocher car c’est à lui de décider si la voie juste. Lorsque nous ne sommes pas d’accord, nous discutons. J’argumente en tenant compte de mes connaissances du marché.
Aujourd’hui, il est difficile de créer quelque chose de vraiment nouveau. C’est donc ce qu’ils apportent – tant personnellement qu’en termes de positionnement disruptif - qui les singularise. Ensuite, ils doivent s’adapter à la demande du marché. Les créateurs sont des guerriers de la mode.
Vous êtes-vous parfois trompée ?
Le résultat ne dépend pas que de moi. Me suis-je trompée quand j’ai poussé Vincent Forget, le créateur de Kart, un concept autour du sac, qui a arrêté son activité au bout de trois ans ? Ou encore Laura Do et Bastien Laurent, d’Avoc, première jeune marque no gender que j’ai sélectionnée sur Designer Appartments ? Ce marché était nouveau, peu connu, pas encore compris. Je les ai emmenés jusqu’à l’ANDAM, ils ont gagné, mais, ensuite, ils se sont arrêtés. C’était une déception. Ai-je eu tort de les pousser dans une surexposition que lui n’assumait pas ?
Y a-t-il des passages obligés pour démarrer une activité en tant que créateur de mode ?
Le premier passage obligé est d’avoir un atelier de fabrication qui accompagne le développement produit. Le second est de bénéficier d’un financement. Même en minimisant les dépenses les premières saisons, si les créateurs n’ont pas de partenaires financiers ou de side job (job à côté, N.D.L.R.), ils ne peuvent pas s’en sortir. Aussi, dans le duo Egon Lab, un travaille toujours en parallèle la journée et se consacre à la marque, le soir et le week-end.
Quelles sont les chances de réussite pour un créateur non financé par un groupe ou un fonds d’investissement ?
Si le créateur quitte son job pour se lancer sans disposer de trésorerie, c’est très compliqué. Pour se structurer, ils doivent également faire appel à des stagiaires. Ils ont la possibilité de se rapprocher de l’IFCIC ou du Défi pour obtenir des aides. C’est une vraie bagarre. Seuls ou à deux, ils doivent tout faire : penser produit, fabrication, production, développement, etc.
En termes de développement commercial, y a-t-il une formule magique ?
À l’époque de Première Classe, tout le monde voulait être référencé par les meilleures boutiques, c’était la voie royale des multimarques. Aujourd’hui, vu les problèmes de marges (en moyenne 2.8 pour les revendeurs, N.D.L.R.), de trésorerie et le développement du digital, il est très difficile de mener de front une stratégie btob et btoc. Les stratégies se sont tournées vers des ventes en direct. Les créateurs peuvent choisir d’être en btoc, d’avoir uniquement un eshop, d’être en phygital, d’organiser des pop-ups, de ne faire que du sur-mesure, des éditions limitées, etc.
Le pré-order permet également d’arrêter d’acheter des stocks de tissus. C’est le cas de Coltesse, que j’ai coaché et qui a gagné le Grand Prix de la ville de Paris en 2022. Un autre dénominateur commun est la capacité à créer sa propre communauté : activer son réseau via Instagram ou Linkedin. J’aide les créateurs à fixer des priorités. Aujourd’hui, la plupart ne cherchent pas à faire des millions d’euros, mais à gagner leur vie grâce à leur passion.
Comment travaillez-vous ? Nombre de séances, durée, etc.
La première séance permet de faire un diagnostic. Elle dure de quatre à six heures, pour des projets déjà existants. J’adore les accompagner dès le début et leur donner les éléments dont ils ont besoin pour percer.
Nombre de créateurs dépensent de l’argent inutilement car ils ne savent pas comment fonctionne le système parisien de la mode. Se faire remarquer, par exemple être représenté par un showroom, est un parcours du combattant. Il est rare qu’une marque vende dès la première saison. Celles que j’ai vues grimper très vite sont retombées aussitôt.
Je propose un contrat de suivi de douze à 18 mois, à raison de deux séances par mois, de deux heures, physiques (pour les moodboards ou les plans de collections) et virtuelles. Entre chaque séance, nous communiquons par mail. Je les soutiens, les rassure, leur donne confiance, construis leur storytelling, etc.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans le coaching auprès d’Egonlab ?
Je les ai accompagnés pendant la pandémie et durant cinq saisons. Nous avons travaillé à distance, ils ont dû se digitaliser. Nous avons mis un an et demi à préparer le concours de l’ANDAM, pour lequel nous avons travaillé le pitch. Cette présentation les a aidés à gagner.
Quid de Mossi ?
Mossi ne pensait pas que ses origines puissent être une force. Quand je l’ai rencontré, il voulait déplacer les Ateliers Alix, situé à Villiers-sur-Marne, à Paris. Je lui ai conseillé de rester en banlieue car, de mon point de vue, elle allait avoir de l’importance à l’avenir pour les jeunes défavorisés (je travaillais déjà sur le projet de la Casa93).
Il était la définition même du social entrepreneur, d’origine malienne, de la banlieue parisienne avec une personnalité charismatique. Il ne parlait pas de son père éboueur. Je suis parvenue à lui faire accepter et il a fini, des années plus tard, par créer une collection dédiée (Automne Hiver 2023-2024). Mon métier demande d’avoir un esprit ouvert à 360 degrés en permanence.
Quid de Glenn Martens pour Y/Project ?
Quand la société a recruté Glenn Martens à la direction artistique, pour relancer Y/Project, le directeur financier avait des doutes. Je lui ai dit : « gardez-le, vous verrez ». Et c’est vrai que ce qu’il faisait, était différent de l’esthétique de Yohan Serfati, à l’origine de la marque. Il l’a gardé et, à la quatrième saison, Glenn Martens a explosé. Il a su réinventer les codes d’une marque et se l’approprier, c’est un exercice difficile. Glenn est un talent à part. Il aurait pu être à la tête d’Alexander MC Queen.
Quid de Jeanne Friot ?
Je l’ai rencontré en 2022 et l’ai aidé à aligner ses valeurs en tant que jeune queer créatrice, inscrite dans la veine de l’upcycling. Je me suis engagée à ce qu’elle rentre dans le showroom Sphère de la FHCM. Nous y sommes parvenues en six mois. Je trouve que Jeanne Friot a la personnalité, le talent créatif et une volonté assez hors norme pour s’imposer dans ce milieu extrêmement concurrentiel, qui ne donne pas encore assez de place aux femmes.
Quid de Dawei Sun ?
Dawei Sun était associé à Ling Li pour la marque Belle Ninon. Je me suis permis de lui dire : « il faut que tu voles de tes propres ailes pour t’exprimer dans un prêt-à-porter créateur urbain qui te ressemble ». J’étais désolée de devoir lui dire cela. Un an plus tard, il est revenu avec une collection imprégnée de sa propre essence.
Quid de Clara Daguin, qui vient de remporter le Grand Prix de la création de la ville de Paris 2023 ?
Finaliste 2017 du Festival de Hyères, elle ne parvenait pas à se déployer. Rencontrée en février 2022, elle pensait arrêter. Je lui ai demandé de se concentrer sur son projet et de réfléchir à la faisabilité d’une présentation en janvier 2023. Elle a accepté le challenge et a présenté 17 looks. Grâce à quoi, elle a bénéficié d’une forte couverture médiatique. Depuis, elle réalise des projets spéciaux, ce qui est exactement la stratégie qu’elle devait adopter.
Beaucoup disent « si tu n’as pas décollé au bout de trois saisons, c’est fini ». Je ne crois pas en cela. Je pense qu’il faut savoir tenir. Par exemple, Bastien Beny et Simon Delacour, que j’accompagne depuis cinq ans pour la marque d’accessoires en cuir Domestique (prix de l’accessoire de la ville de Paris 2023), travaillent une maroquinerie non conventionnelle. Ils ont lâché le côté un peu trop sensuel de leur collection pour pousser leur concept vers l’objet utilitaire. Je pense qu’ils vont maintenant décoller en tant que marque de maroquinerie.
Ce qui est vrai pour les jeunes créateurs pourrait-il l’être pour des structures plus importantes, en France ou à l’étranger ?
Si nous n’aidons pas les jeunes talents innovants, comment s’en sortir d’un point de vue industriel ? Je peux et souhaite intervenir dans d’autres projets incubateurs, en France et à l’international. J’aime la réflexion sur le positionnement de nouveaux projets et l’idée de créer des collaborations inédites avec les groupes luxe.
Patricia Lerat en quelques dates clefs
- Directrice Salon Première Classe de 1996 à 2008
- Création de l’agence PLC Consulting, agence de conseils et coaching en 2009
- Création du premier showroom unisexe PLC Consulting de 2015 à 2018
- Cheffe de projet Designer Appartments, premier showroom / incubateur de jeunes talents de la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, de 2012 à 2019