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Faut-il une grande école de mode à Paris ?

By FashionUnited

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OPINION_ Cette question, c’est Monsieur Cacharel qui la pose. Elle pourrait faire sourire mais M. Jean Bousquet n’est pas n’importe qui. Avec son cap de tailleur, ce fils d’un marchand à coudre nîmois monta à Paris pour y devenir modéliste en 1958. Ses premières collections il les fit dans sa

chambre de bonne dans un quartier populaire de la capitale. Il était alors connu de tous sous son pseudonyme Jean Cacharel. Cacharel c’est le nom d’un canard sauvage, la sarcelle d’été, un oiseau de Camargue. Ce fut également à partir de 1962 le nom de sa marque et lui-même ne reprit son nom de naissance qu’au début des années 80
lorsqu’il se lança en politique pour briguer le siège de premier magistrat de sa ville natale.

Tout ça pour dire que M.Bousquet connait le métier. Avec son talent et son intelligence, il a construit une marque de premier plan dont le nom est connu dans le monde entier. Il détourna le crépon utilisé en lingerie pour en faire des chemisiers et l’histoire de la mode retiendra longtemps la moue de Brigitte Bardot nouant son chemisier Cacharel sous la poitrine en couverture du ELLE. Les parfums Cacharel créés sous licence avec L’Oréal depuis les années 70 ont connu dès leur sortie un succès considérable qui ne s’est pas démenti depuis. On connait tous "Anaïs Anaïs" qui reste le parfum phare de la marque mais aussi « Lou Lou », « Amor Amor », « Noa », ou encore Scarlett sorti en 2009. A son apogée, Cacharel est un fleuron du made in France : la marque exploitait une usine et un entrepot à Nimes, en plus des usines de Bessègues, Saint Christol-ez-Sommières et Frejus.

Ces grandes qualités de créatif et d’entrepreneur, Jean Bousquet les a assorti - comme souvent chez les artistes - d’un sens de la démesure qui lui joua parfois des tours. Disons simplement sans entrer dans d’inélégants détails que, faute d’attention (la politique ça accapare), Cacharel périclita : la fabrication fut externalisée, ce fut la ronde des directeurs généraux et des directeurs artistiques. Aujourd’hui les collections sont réalisées par un collectif de stylistes. Nous voici donc au cœur du sujet, car si ces déboires politiques ternirent un peu l’éclat de son prestige, les propos de Monsieur Cacharel, qu’on le veuille ou non, ça compte.

"Il manque une grande école de mode d'un très haut niveau à Paris" a-t-il déclaré dans une interview la semaine dernière. D’après le fondateur de Cacharel, les écoles "qui forment les créateurs sont à Bruxelles, Anvers, New York, Tokyo, Londres...". Il poursuit : "Tous les Français qui veulent apprendre la grande création rêvent d'étudier à Central Saint Martins. Et 80% des créateurs viennent d'Angleterre, de Belgique, des Etats-Unis » et de conclure : "il faut créer à Paris un établissement de haut niveau où tous les arts seraient enseignés, où se côtoieraient la mode, l'architecture, les beaux-arts, la photo car de la rencontre de tous ces arts naît la vraie création".

Ces propos, M. Bousquet n’est pas le sens à les tenir. Régulièrement, reviens dans les désolations de grands directeurs généraux le fait que les écoles de mode parisiennes ne forment pas de créatifs et que La Central Saint Martins et la Cambre et les autres écoles forcément lointaines sont désormais les seuls endroits décents pour propager un enseignement digne du génie auquel sont en droit d’attendre les grandes maisons de mode.

Que reproche-t-on aux écoles françaises ? D’après les propos du fondateur de Cacharel, on les blâme de ne fournir qu’un pourcentage trop faible de créateurs dans les grandes maisons de mode. En clair, on leur reproche de ne pas fournir assez de John Galliano, de Marc Jacob, de Nicolas Guesquiere. Pourquoi ne font-elles pas éclore de superstar de la mode ? D’après leurs détracteurs, non pas parce que les maisons de mode trouvent ça plus chics pour des raisons aléatoires d’aller voir ailleurs mais parce que les écoles françaises ne fournissent pas un enseignement qui mélange tous les arts, mode, architecture, peinture, beaux-arts, photos. Rajoutons la danse et le tableau sera complet. Galliano aurait-il été l’immense créateur que l’on a connu s’il avait suivi un enseignement parisien et non un enseignement anglais ? Son génie se serait-il mécaniquement dilué dans les écoles françaises ? On ne sait pas et ce sont là des impressions invérifiables, une cuisine intellectuelle basée sur des suppositions.

A ces assertions invérifiables, nous voudrions opposer une réponse, et cette réponse se fera sous la forme d’un calcul. Quelques voix se sont élevées pour dire que les écoles françaises n’étaient plus aptes à former de grands créateurs pour de grandes maisons de mode et de luxe. Ces maisons, nous pouvons les dénombrer sur le calendrier des défilés de la fédération de la couture. Elles sont quelques dizaines. Les plus grandes maisons sont une poignée. Celles qui délivrent de la haute couture se comptent sur les doigts d’une main. Toutes ces maisons ont elle besoin d’un nouveau directeur artistique chaque année ? Non, la plupart de ces postes sont heureusement des CDI (pour les maisons sérieuses en tout cas) et parfois des postes à vie. Combien de grands couturiers superstar ont-ils émergés sur la scène internationale depuis les 20 dernières années à l’instar d’un Jean Paul Gaultier par exemple ? Suivant la définition que l’on donne au statut de créateur superstar on peut dire sans cruauté excessive une petite vingtaine en 20 ans. Combien d’élèves rejoignent les bancs des grandes écoles de mode à Paris mais aussi à Londres, à Anvers, à New York. Plusieurs centaines. Par an. Comparons quelques instants ces deux chiffres.

Demandez à l’Etat de créer avec l’aide des fédérations et des maisons de mode une nouvelle grande école destinée à former cette poignée de créatifs est non seulement un leurre mais aussi une escroquerie intellectuelle. Une fois qu’on s’est satisfait d’avoir livré un créateur star à une grande maison, que fait-on des autres élèves ? On leur dit : « désolé, nous vous avons mis dans la tête que la seule grande et noble vocation de la mode est de devenir le nouveau Jean Paul Gaultier mais au final le poste est déjà pris » ? Ne serait-il pas plus honnête que dire que ce n’est pas l’enseignement qui a changé ou qui s’est détérioré mais que c’est la mode elle-même qui a changé ? Le milieu n’est plus composé de petites pme indépendantes comme à l’époque où Jean Paul Gaultier a fondé sa maison mais est constitué de grands groupes mondiaux qui demandent des capitaux faramineux. Malgré tout, pour rassurer Monsieur Cacharel, nous tenons à lui dire qu’ il reste des beaux exemples de nouveaux couturiers qui brillent par leur talent, qui ont fondé leur maison et qui ont étudié en France. Alexandre Vauthier a tout appris à Esmod Bordeaux, son talent naturel n’a pas eu de raison de s’en plaindre. Quant à la grande maison Balmain, elle a recruté un jeune créateur qui sortait d’Esmod Paris. Elle ne semble pas le regretter non plus.

Certains pensent qu’il faut un endroit centralisé où apprendre la sculpture, le dessin, enfin les arts en général. Cet endroit existe déjà, c’est l’école des Beaux-Arts qui comme son nom l’indique, s’occupe de fournir le bagage nécessaire aux artistes. La mode ne s’y enseigne pas car ce n’est pas un art mais un art appliqué destiné à une industrie. Mélanger les deux est un non-sens. Chaque élevé porte en soi la responsabilité personnelle de se former aux arts, d’acquérir une culture générale : vivre à Paris n’est pas la pire décision à prendre à cet égard. Aussi, c’est l’honneur des écoles parisiennes que de considérer la mode non pas comme un art mais comme une source d’emplois, c’est leur force d’enseigner non pas les arts mais les techniques, le stylisme, le design bien sûr mais aussi (et avec la même scrupuleuse énergie) les matières moins médiatiques comme le modélisme ou le marketing. Car la mode est un vaste milieu fourmillant de métiers créatifs qui ne sont pas tous mis sous les feux de la rampe mais qui sont tous pourvoyeurs de salaires. Ces métiers, ils sont tous enseignés avec talent à Paris.

Enfin, un sentiment personnel pour conclure. A notre humble avis Gaultier aurait été Gaultier, Galliano aurait été Galliano, Lagerfeld aurait été Lagerfeld quel que soit la ville dans laquelle ils ont appris leur métier, et peut être même sans école. Ce qui compose leur génie, leur personnalité ne s’apprend pas. Les techniques s’apprennent. Ce qui caractérise Jacquemus et Naco aujourd’hui, c’est leur incroyable énergie vitale qui a réveillé un monde de la mode charmé par leur tendre conception du style et par la vivacité de leurs happenings. Cette énergie vitale ne s’apprend pas. Monsieur Cacharel lui-même a-t-il eu besoin d’une école anglaise ou anversoise pour dévoiler au monde sa vision nouvelle ? Non : son simple cap français ne l’a pas empêché de bâtir un empire. S’il ne souhaite pas trouver un designer dans une école française libre à lui, à Paris on considère que le génie humain ne se résume pas et que chaque pays est apte à former des grands créatifs qui amèneront leur part de vérité sur le style et la mode. Mais si la curiosité lui prenait, entre deux visites au ministère de la culture et aux fédérations professionnelles, je suis sûr qu’il trouverait à n’en pas douter sur les bancs parisiens, à l’Ecole Syndicale de la Couture, à l’Ifm, à Esmod, à Mod’art, au Studio Berçot (j’en oublie) de nombreux élèves dignes d’être son successeur.

Hervé Dewintre

Photos: Défilé haute couture Alexandre Vauthier, défilé Naco (Photo Hervé Dewintre)

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