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Lancer sa marque de mode : un sport de milliardaire ?

By Herve Dewintre

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Qui n’a pas eu, à partir du moment où il aime un tant soit peu le chiffon, ce rêve bizarre de vouloir créer sa propre marque de mode? Pour la plupart d’entre nous, cette irrémédiable folie est restée au stade de vague projet. Pour d’autres, plus artistes, plus ardents, ce rêve est devenu réalité. Réalité qui s’est ensuite transformée en cauchemar sous la forme d’un dépôt de bilan. Car, aux rêves de gloire, de défilés, d’ovations, d’articles dans Vogue se sont superposés dettes, relations houleuses avec les banques, rapports conflictuelles avec ce satané « besoin en fonds de roulement », avec la réalité de l’entreprise, du capital et des processus industriels.

La faute aux médias surement qui vendent le métier de créateur de mode comme étant l’équivalent de celui, plus évanescent, de pop star. La faute un peu aux écoles aussi qui, à certaines exceptions près (on pense par exemple au binôme formé par Esmod et l’Isem), dissocient complètement l’apprentissage du stylisme à celui, plus austère, de gestionnaire, de professionnel du marketing, en un mot, de businessman. De nombreux élèves à l’issue de leur trois années de scolarité, continuent d’affirmer avec un aplomb charmant qu’ils souhaitent fonder leur propre marque de mode, que cette marque de mode « pointue » sera (dans 80 pour cent des cas) « destinée à une femme élégante, plutôt aisée et pleine de confiance en soi », que les points de vente seront Colette, Dover Street Market, Mytheresa.com etc. Ce schéma est tellement systématique qu’on en vient parfois à souhaiter l’apparition d’un élève désaxé dont la marque serait destinée à une femme désorientée, au bout du rouleau (sentimentalement parlant) et qui, si on fait le compte, aurait lâcher l’affaire du style et de l’allure depuis longtemps.

Mais cela n’arrive pas. Tous, et c’est normal, légitime et touchant, souhaitent lancer une marque qui les imposera comme les nouveaux gourous du style. Or, il suffit que consulter l’historique (les dix dernières années suffisent) des marques qui se sont créées, et qui ont organisé de remarquables défilés, pour constater que la plupart d’entre elles ont disparu et que le marché se partagent désormais entre les grands groupes de luxe (dont le portefeuille est constitué de marques vénérables) et les empires de la fast-fashion.

Le prix du ticket d’entrée dans la profession

Lancer une marque est somme toute assez facile. La faire connaître également. Les médias adorent la nouveauté et ne sont pas frileux lorsqu’ il s’agit de porter au pinacle, pendant un certain temps, un nom inconnu jusqu'alors. Dire ensuite que les ventes font le reste est un peu facile et réducteur. Prenons un exemple. Kanye West a lancé un appel plus ou moins poignant sur twitter. Le chanteur-créateur de mode affirme, quelques jours après le dernier défilé de sa marque Yeezy au Madison Square Garden (avec quelques centaines de mannequin et retransmission en direct dans les cinémas), avoir 53 millions de dettes. Il demande donc tout simplement à Mark Zuckerberg de l’aider , ou plutôt pour être précis « d’investir en lui ».

On connaît la mégalomanie de cet artiste dont les déclarations nous saisissent régulièrement de stupeur devant leur manque d’aptitude à saisir les nuances de la pudeur et de la modestie. Il n’en demeure pas moins que Kanye West est puissant. Sa renommée est incontestable, sa légitimité dans la musique, attestée par des ventes conséquentes, est irrécusable. Cette histoire de dette est peut-être fausse, mais elle témoigne néanmoins d’un malaise qui étreint chaque designer, bon ou mauvais, lorsqu’il souhaite lancer une marque de mode : le prix du ticket d’entrée dans la profession. Le rappeur designer plaisante même (ca lui arrive) en disant que le lancement d’une marque de mode est un sport de milliardaire : son erreur n’aura été que d’être simplement millionnaire. Qu’on l’aime ou non, Kanye West a peut-être raison. A t’il raison ?

Une connaissance complète de la chaine de valeurs

Kanye West a fait le choix de se servir de sa notoriété pour lancer son label. Un choix tout à fait légitime et cohérent avec les attentes de l’industrie. Très bien. Il a également fait le choix de se lancer dans des défilés spectaculaires et surement onéreux. Pourquoi pas. Le problème n’est pas là. Car à part l’organisation de défilés, aucune annonce de partenariats industriels d’envergure, ni d’ouvertures de boutiques, n’a émaillé le lancement de ses collections. Il a lancé sa marque, créé sa collection, organisé un défilé. Le reste devait suivre logiquement (les acheteurs viennent, commandent en payant, comptant si possible), lui, il avait fait le job. Grave erreur.

Prenons un autre exemple, d’une réussite cette fois-ci, en France qui plus est

En 2008, en pleine crise, les trois frères Elicha, dans la noble lignée de leurs parents, fondateurs de la marque à succès Comptoir des cotonniers, décident de lancer leur propre label. Pas de défilés onéreux et spectaculaires, pas d’égéries à part des anonymes, pas de suivi scrupuleux des cahiers de tendances les plus pointus mais mise au point de vêtements saupoudrés d’esprit tailleur (patronage très Saville Row réalisé par la maison historique Norton and Sons à Londres ; fabrication en Asie) et de rock & rebel attitude pour le twist parisien (c’est à dire : quelques têtes de mort par ci par là). Les vêtements sont branchés mais peuvent visiblement durer plusieurs saisons. Le nom est calibré pour sonner comme un groupe de rock, la cible est mixte, c’est un vrai univers immédiatement compréhensible dans des nombreux pays. 6 à 8 pour cent du chiffre d’affaire est investi dans la communication. Voilà pour la création et le marketing. The Kooples était né.

La réussite ne résida pas uniquement dans le flair, réel, des fondateurs à concevoir des collections désirables : elle consista également dans la mise de départ (5 millions d’euros en fond propre) qui convainquirent les banquiers –les frères Elicha furent immédiatement épaulés par la BNP, HSBC et le Crédit Mutuel - du réalisme de l’opération. Et surtout, coup de génie ou instinct infaillible, la réussite vint dans le fait de lancer, en même temps, ex nihilo, 21 points de vente d’un coup, à Toulouse, Lille, Paris, etc, uniquement dans des rues de premier ordre ; des emplacements conformes au positionnement moyen/haut de gamme du label.

On connaît la suite, trois ans après sa fondation, la marque s’enorgueillit de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires et d’un nombre de boutiques à la progression exponentielle (300 boutiques au bas mot aujourd’hui, 650 employés, tous en CDI). Le fonds d'investissement LBO France, qui a pris 20 pour cent du capital récemment, a valorisé l'entreprise à 250 millions d'euros. Du business à l’état pur mais surtout une réelle et profonde connaissance de l’ensemble de la chaine de valeurs. Les frères Elicha ont fait le choix clairvoyant de la carte de l’intégration verticale où, à part la fabrication, il ne fut jamais question d’externaliser, ne serait ce qu’une licence : c’est à dire que du stylisme, au contrôle qualité à la distribution, tout est géré en interne.

Bilan : Kanye West n’a pas raison. Nul besoin d’être milliardaire pour lancer sa marque de mode aujourd’hui. Etre millionnaire suffit. « The cool mill » comme on dit. Prévoir 5 bons millions quand même. Et inclure obligatoirement dans son business plan, outre de faire des collections réussies, la mise en place de boutiques en propre, condition sine qua non d’une réussite durable et éclatante. Si les capitaux de départ vous manque, si le fait de gérer une boutique, voir un réseau de boutiques, ne vous emballe pas trop, et si votre grand plaisir c’est l’organisation d’un défilé et le contact avec les égéries et les rédactrices, alors réfléchissez encore un peu avant de vous lancer car les banques ne vous suivront pas et que les boutiques vous paieront de très, très, très nombreux mois après la réalisation de vos collections tandis que les factures de vos fournisseurs s'empileront devant votre porte. Mais parce que l’existence est un maelstrom de contradictions, c’est à ces artistes maudits qu’ira malgré tout notre admiration et notre reconnaissance, car c’est eux, ces créateurs angoissés aux nuits bien courtes, qui maintiendront hors de l’eau, le flambeau de la création véritable et la braise fragile de notre passion.

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