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Jonak : Du procès Chanel à la culture IA, les secrets d'une marque qui résiste

De la stratégie de flagship, à la culture IA, en passant par le procès l'opposant à la maison Chanel, la marque Jonak a pris les devants en matière de transformation, s'érigeant en leader d'un marché chahuté. Rencontre avec Marcel Nakam, directeur général associé.
Retail|Interview
Credits: Jonak, Avenue des Ternes, Paris. Courtesy of Jonak
By Julia Garel

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Dans un paysage de la chaussure française qui enchaîne les mauvaises nouvelles – entre redressements judiciaires et liquidation – Jonak fait figure d'exception. Alors que la crise semble balayer les marques qui n'ont pas su se réinventer, l'enseigne familiale résiste et s'étend.

Marcel Nakam, directeur général de Jonak (une centaine de millions d'euros de chiffre d'affaires), nous parle de la stratégie de « flagship » appliquée par la société, de l'utilisation de l'Intelligence Artificielle dans les processus internes et créatifs et de la façon dont la marque a su transformer en opportunité créative le procès l'opposant à Chanel.

Depuis le Covid-19, le secteur de la chaussure enchaîne les redressements judiciaires. Minelli, André, San Marina... La liste est longue. Dans ce climat de crise, quels ajustements avez-vous dû réaliser ?

Marcel Nakam : Je ne sais pas si on peut parler de crise parce que cela fait deux ou trois ans que le secteur est assez stable en termes de taille de marché. Par ailleurs, une nouvelle tendance se dessine également depuis deux ou trois ans : on n'est plus dans un essor de la basket comme ça l'a été jusqu'au Covid, les femmes en ont un peu marre des sneakers. Chez les spécialistes de la chaussure, on peut proposer du confort sans être dans la basket. Et puis, plein d'acteurs ont périclité ces dernières années, et c'est médiatisé en ce moment, mais ils paient en fait une transformation qui ne s'est pas effectuée et qui n'a pas commencé à s'effectuer comme elle aurait dû il y a une bonne dizaine d'années.

En quoi consiste précisément cette transformation ?

C'est faire du moins mais mieux : ne pas avoir de trop gros réseau et avoir une stratégie de flagship, prendre le pli du online en termes de chiffre d'affaires, de vitrine, de développement, sans se mettre de limites. Le online, ça peut être 30%, comme c'est le cas chez Jonak. De toute façon, il y a le chiffre d'affaires effectivement réalisé online, et puis, il y a celui réalisé en magasin après avoir mis des produits du site dans le panier et être finalement venu voir en boutique, mais aussi le chiffre d'affaires qui va être fait en ligne après être passé en magasin. Toutes ces passerelles du monde phygital, [ces acteurs] auraient dû commencer à les faire il y a 5, 6, 7, 8 ans.

Chose que Jonak a faite à cette époque-là et continue de faire pour se positionner justement en veille permanente, en constante amélioration. Aller vers toujours plus de phygitalité, avoir le moins de friction possible pour le client, reprendre des codes du luxe. Nous essayons toujours d'aller vers le service client. En boutique, on propose un thé, un café, un verre d'eau, des coloriages pour les enfants, etc. Et puis, la chance qu'on a eue, en quelque sorte, ces dernières années, c'est de ne pas avoir un réseau trop gros. On avait peut-être une quarantaine de magasins au moment du Covid. Aujourd'hui, on en a environ 55, plus des corners. Mais la différence entre il y a 10 ans et aujourd'hui, c'est qu’aujourd'hui, [les chiffres de ventes des magasins Jonak sont beaucoup plus importants qu'avant] – certains magasins font en moyenne entre 1,2 million et 1,5 million d'euros.

Je suis entré dans une stratégie de flagship, avec des magasins plus grands, où on s'exprime mieux, avec une meilleure expérience client. Ça, c'est pour moi les gros changements. Et c'est aussi, ces dernières années, le fait d'avoir fermé les plus petits magasins pour en ouvrir des plus grands ou d'avoir parfois fermé tout court des petits magasins qui étaient contributifs, mais qui ne correspondaient plus à l'histoire de la marque.

Comment et pourquoi exactement cette stratégie de flagship fonctionne ?

Elle fonctionne pour plusieurs raisons. Jonak se pense comme le one-stop shop de la chaussure avec une offre très large, autour de 450, 500 références coloris par saison. Donc, pour pouvoir s'exprimer, il faut une certaine taille. Pour nous, la taille optimale, dans des emplacements où le flux le permet, c'est autour de 100 mètres carrés. On s'est rendu compte qu'en faisant ça, on ne perdait pas. On arrivait à maintenir sans aucun problème notre chiffre d'affaires au mètre carré. On avait plus de stock, on était mieux réassortis, et en présentant toute l'offre on évite la déception chez la cliente.

Par ailleurs, on s'exprime aussi en ayant un petit coin cosy imaginé par Selency, un site de seconde main, dans chaque magasin. On va penser au fauteuil confortable pour le mari, à la petite table et au tabouret pour les enfants. Il y a tout ce travail-là qui crée de l'expérience. Aujourd'hui, ce qu'on vient chercher en magasins, ce sont des lieux de vie, des lieux où on passe du temps. Chez Jonak, il y a des livres d'art, de littérature. On est dans du moins, mais mieux.

Tout ça étant fait, quels sont à présent les prochains défis pour la marque en termes de retail ?

J’ai tendance à penser que c'est un pléonasme de dire qu'on doit devenir une marque internationale. Parce que, naturellement, si on est une marque, on doit être international. Mais à présent, notre challenge, c'est de devenir vraiment une marque internationale.

En termes de retail, on doit évoluer et se dire : maintenant, la stratégie de flagship et d'ouverture que j'ai eue en France, je vais la déployer à l'international. Assez naturellement, on a commencé ce travail-là il y a un peu plus de deux ans. On a ouvert d'abord à Bruxelles, à Amsterdam, en juillet à Londres, en septembre à Madrid, après avoir fait Genève en décembre – qui fonctionne super bien – on ouvre à Lausanne et l'année prochaine à Zurich. On cherche aussi d'autres ouvertures à Londres. Et ce qu'on a réussi online en France, il faut le réussir à l'international. D'ailleurs, aujourd'hui, comme tout va plus vite sur le online, mon objectif est qu’il représente 30 % de mon chiffre d'affaires à l'international.

On a aussi ouvert l’an dernier une joint-venture à Hong Kong qui fonctionne très bien. On en a donc ouvert une deuxième, au mois d'avril à Hong Kong Times Square et on en cherche une troisième pour l'année prochaine. L'idée, c'est de tracer les développements déjà lancés et ensuite de continuer la stratégie de renforcement de la marque à l'international via l'influence, le marketing en général.

En juin dernier, un article de presse parlait d'un mauvais buzz généré par des commentaires négatifs sur les réseaux sociaux concernant la qualité d’articles Jonak. Comment est-ce que la marque gère ce genre de choses ?

Jonak est certifié B Corp depuis décembre 2024, il y a donc des contraintes de production à mettre en place. Par exemple, on a dû changer de colle sur nos chaussures. Il peut donc y avoir, durant un court moment, une semelle qui va se décoller, le temps de trouver la bonne colle. Il y des contraintes qui poussent à l'apprentissage permanent. Ensuite, et c’est selon moi un peu inévitable, on produit aujourd'hui un million de paires par an. Quand on fait ce chiffre, même si on essaie de réduire et d'être à moins de 1 % de taux de défectueux, malheureusement, 1 % représente 10 000 personnes. Alors derrière, en termes de SAV, on essaie d'être irréprochable.

Mais quand cet article de presse est sorti, au-delà du fait que ça peut être une initiative individuelle, ça ne s'est pas du tout ressenti dans le business de Jonak. On a fait une super année, une super saison printemps-été et tout va bien. En tout cas, il faut être dans une démarche d'amélioration continue.

En termes de notoriété, quel a été l’impact du procès opposant Chanel à Jonak – accusé d’avoir commercialisé des chaussures qui reprennent des caractéristiques du soulier bicolore de la maison de luxe ? [ndlr. : procès remporté par Chanel en 2024]

C'est presque du « business as usual », au sens où on avait une procédure qui a été entamée en 2020 par Chanel. Ce n'était pas une grosse dépendance de notre chiffre d'affaires à ce produit-là, sachant que c'est un produit qu'on faisait depuis 2017 à peu près, on était donc passé, même en termes de trend. Notre parti pris a été de se dire : « On a perdu, les montants sont tout à fait raisonnables. C'est le jeu du business et on passe à autre chose ». Ça nous a plus fait une bonne pub qu'autre chose, parce qu'en France, on a toujours tendance à prendre le parti de David contre Goliath.

Et puis, quand on se développe et qu’on devient de plus en plus visible, ça oblige aussi à s'améliorer en tant que marque et à repenser le business model. Alors qu’il y a sept, huit, 10 ou 20 ans, on pouvait un peu trop s'inspirer de produits, aujourd'hui, dans notre studio, il n'y a que des créations Jonak qui en sortent. Évidemment, on s’inscrit dans une tendance, mais on ne fait que de la création. Ce qui fait qu'on n'a plus de litiges depuis 5, 6 ans.

Ça va aussi avec l'affirmation en tant que marque, puisqu’une marque doit faire ses propres modèles. D’ailleurs, en septembre 2023, on a lancé notre monogramme Jonak et depuis son lancement, nos best-sellers numéro un des ventes, sont des modèles avec le monogramme.

Comment est-ce que les équipes de création ont évolué en interne ?

On a eu des équipes en interne animées par une directrice artistique. Ma petite sœur, Ava Nakam, est rentrée dans la team artistique depuis un peu plus de deux ans maintenant. L’équipe est basée au siège et interagit beaucoup avec les usines au Portugal qui ont elles-mêmes des ressources artistiques. Tout ça est une des clés de notre business model parce que ça nous offre une grande réactivité en termes de création. Chez Jonak, chaque semaine de l'année, il y a des drops de nouveautés online et offline, ce qui incite à revenir plus souvent en magasin.

Quelle place les outils d’Intelligence Artificielle (IA) occupent-ils chez Jonak ?

On est de grands fans de l'IA chez Jonak. C'est porté par ma sœur et moi qui sommes très tournés vers la modernité. La clé de notre modèle, c'est le produit mais aussi d'être bon dans tout, ce qui implique aussi la donnée. On a créé un pôle data, que l’on peut appeler Intelligence Artificielle, il y a à peu près deux ans. Une personne a été chargée de plusieurs choses en termes d'IA : premièrement, entrer dans tous les process rébarbatifs et manuels de la boite pour amener de la productivité et alléger les équipes. On était déjà à la pointe de l'automatisation, mais là, on est allé plus loin. Ça a soulagé les équipes de toutes les tâches rébarbatives.

Deuxièmement, l'année dernière, avec Imki, qui est un outil d'intelligence artificielle stylistique, on a créé une capsule à partir de prompts. Et il y a un an et demi, on a commencé à mettre en place sur Instagram des shootings avec Midjourney [un programme d'intelligence artificielle]. On a testé plein de choses et on continue. Je dis en permanence à mes équipes : « Le matin, en même temps que vous ouvrez votre Outlook, vous devez ouvrir votre ChatGPT. Avant de poser une question à ton manager ou à qui que ce soit, tu poses aussi la question à ChatGPT, tu vas voir que tu vas gagner en productivité. » Ça, c'est une culture qu'on insuffle aux équipes. L’année dernière, on a créé ce qu'on appelle une BI, une Business Intelligence, où on a toutes les données de l'entreprise qui sont disponibles pour tous les collaborateurs.

On travaille aussi avec une société qui s'appelle Yuma. Elle gère, à travers l'intelligence artificielle, une partie de notre service après-vente. Aujourd'hui, en termes de volumétrie, on a un tiers des tickets SAV de Jonak qui sont faits avec Yuma. On a déployé Yuma il y a un peu moins d'un an et notre objectif, c'est de monter à 50 % des tickets SAV déployés directement via Yuma.

Créer des chaussures à partir de prompts, c'est quelque chose que vous allez reproduire à l'avenir ?

Non, mais c'était plutôt fun. En revanche, aujourd'hui, mes équipes stylistiques vont utiliser l’IA pour connaître les grosses trends du moment sur les réseaux ou obtenir des résumés des défilés printemps-été 2026.

En avril dernier, le média L'Informé annonçait l'ouverture potentielle du capital de Jonak à un fonds d'investissement. Est-ce toujours à l'ordre du jour ?

On a été un peu surpris par cet article qui est sorti très tôt, car c'est quelque chose à laquelle on réfléchissait, mais c'était plus pour des sujets familiaux, de passage de relais. Ces choses-là se sont faites assez naturellement, entre nous et parce qu'on passait d'une génération à une autre.

Les chiffres du secteur de la chaussure en 2024 (source : FFC)

• En 2024, le chiffre d'affaires de l'industrie française de la chaussure s'élève à 610 millions d'euros.

• 12,6 millions de paires de chaussures ont été fabriquées en France en 2024.

• Les 86 entreprises recensées par la Fédération Française de la Chaussure rassemblent près de 3 500 emplois directs.

• En 2024, les exportations françaises s’inscrivent en léger repli (-2% en valeur), tout comme les importations françaises (-1%).

• l’Europe concentre 38% de la valeur des exportations mondiales, pour seulement 13% des volumes. La majorité de ces exportations est réalisée entre pays européens (85%).

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