L'ultra fast-fashion vend avant tout des "émotions instagrammables"
Paris - La lutte de l'Etat français contre Shein et autres géants de l'e-commerce, d'abord "symbolique" et "réglementaire", doit se doubler d'une "stratégie culturelle" face aux plateformes qui vendent des vêtements et surtout des "émotions instagrammables", estime Benoît Heilbrunn, philosophe et professeur de marketing.
"La grande force de Shein, c'est d'avoir transformé le rapport aux vêtements", explique à l'AFP le professeur à l'ESCP Business School. "Ils ne vendent plus (seulement) des vêtements, ils vendent la possibilité de faire une photo Instagram, des émotions instagrammables".
Le groupe fondé en Chine en 2012 et basé à Singapour connaît une croissance fulgurante partout dans le monde grâce à ses collections à bas prix, sans cesse renouvelées, et sa fabrication à la demande par ses milliers de sous-traitants en Chine.
Dans notre "société d'abondance" du XXIe siècle, "on n'achète pas des choses dont on a besoin, on a évacué l'utilité et l'usage" du processus d'achat, estime Benoît Heilbrunn. "C'est ce qu'emblématise la fast-fashion, une approche on ne peut plus cynique de la consommation."
"Diktat du clic"
Plus encore que les Zara et H&M, les nouveaux acteurs comme Shein et Temu, via leur utilisation plus aboutie des nouvelles technologies et de l'IA, "poussent à bout le processus d'accélération qui est propre à la mode". Ce sont "des marques antidémocratiques", selon le philosophe: "c'est le totalitarisme politique qui s'infiltre dans les plateformes" via "le diktat du clic et de l'algorithme".
Sur l'application addictive de Shein, remplie de fausses promotions épinglées par la Répression des fraudes cette année en France, de relances multiples et de jeux, le consommateur entre "dans un puits sans fond de stimulations où il peut perdre toute vigilance" jusqu'à enchaîner les achats inutiles.
Avec ses prix très bas, Shein se pose en défenseur du pouvoir d'achat et estime qu'il permet de démocratiser la mode. Mais cet argument du "cheap" est "une arnaque" selon le spécialiste des marques, "parce qu'on a un prix qui a l'air alléchant, mais la valeur étendue du produit est nulle parce que l'habit sera jeté, utilisé deux ou trois fois".
Faire en sorte que les consommateurs modifient leurs pratiques n'est pas une mince affaire, selon lui, car "le consommateur en a marre qu'on lui dise que c'est un méchant parce qu'il achète de l'ultra-fast fashion. Il n'a pratiquement aucune marge de manoeuvre économique".
Benoît Heilbrunn appelle à une longue réflexion sur l'éducation: "il faut une stratégie culturelle qui consiste à expliquer aux gens de façon très pédagogique l'intérêt d'acheter des produits un petit peu plus chers et considérer ça dans la durée, dans l'investissement". Mais "ça va prendre au moins 15 ans", prévient-il.
"Monstre à cinq têtes"
Pour accélérer, l'Etat doit "mettre les mains dans le cambouis" en utilisant les "outils de l'ennemi": "la publicité et le marketing". Face à ces acteurs de l'ultra fast-fashion en ligne, les pouvoirs publics ont "une gradation de mesures qui vont de la taxation jusqu'à l'interdiction pure et simple. Mais pour qu'il y ait une interdiction, il faut un motif", qui fait défaut aujourd'hui, a jugé le tribunal de Paris en rejetant la demande de suspension de Shein formulée par l'Etat.
Benoît Heilbrunn appelle à une réponse "au niveau européen, sinon ça n'aura aucun effet", alors que la France veut instaurer début 2026 une taxe sur les petits colis, en avance sur la réglementation européenne prévue en juillet, et qu'une proposition de loi anti fast-fashion pourrait devenir réalité en 2026. Or l'Europe cherche encore la bonne recette pour réguler des plateformes d'e-commerce qui se distinguent par leur irresponsabilité sur leur "marketplace" réservée aux vendeurs tiers.
Shein ou Temu ne font que suivre le géant américain Amazon, qui "a préparé le terrain" en créant la "plateformisation" du marché, comprenant "qu'il ne fallait pas vendre uniquement ses produits, mais aussi accueillir des concurrents", rappelle l'expert.
Il propose de réguler le marché en contrôlant la qualité, avec notamment un "affichage obligatoire du sourcing (origine) et de la fabrication" pour informer le consommateur. La France a adopté un "écoscore" textile en ce sens, toutefois non obligatoire pour les marques. Benoît Heilbrunn conclut : "On est devant un monstre à cinq têtes et on ne sait pas tellement comment le réfréner".