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Alber Elbaz va construire sa « Dream Factory » avec Richemont. Ou la quête du luxe « sensible »

By Herve Dewintre

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Le communiqué publié ce vendredi 25 octobre par le groupe Richemont est au fond la meilleure illustration possible de l’effet papillon. Le groupe suisse fondé en 1988 par le magnat sud-africain Johann Rupert, par ailleurs actionnaire majoritaire de la compagnie, est aujourd’hui le 2e groupe mondial du luxe en termes de chiffres d’affaires derrière LVMH. Ce groupe, historiquement construit autour de Cartier (qui fournit par ailleurs au groupe la moitié de son résultat opérationnel) a acquis au fil des années quelques unes des plus belles manufactures horlogères suisses. La mode elle-aussi fait partie intégrante de Richemont mais elle ne représente qu’un pourcentage faible de l’activité globale. Tout cela est en train de bouger. Pourquoi cette tempête suisse ? A cause d’un battement d’ailes révolutionnaire et démocratique à Hong Kong.

Le communiqué est bref. Il explique que Richemont et Alber Elbaz vont créer une coentreprise dont les contours financiers ne sont pas précisés. On sait juste son nom : AZfashion (pour (AlberelbaZfashion), et sa vocation : trouver des solutions pour les femmes d’aujourd’hui. Johann Rupert lui-même y prend la parole pour saluer la créativité, la perspicacité, le talent, l’inventivité, la sensibilité envers les femmes et leur bien-être du créateur israélien. Alber Elbaz indique quant à lui être très heureux de collaborer avec le groupe suisse pour établir ce qu’il appelle sa « Dream Factory ».

C’est la première fois dans l’histoire du groupe Richemont qu’une maison est fondée ex-nihilo, autour d’un créateur contemporain. Les spécialistes le savent, c’est la configuration la plus risquée pour un groupe de luxe. Les exemples de réussite sont quasi-inexistants. Bernard Arnault a échoué en créant de toutes pièces la maison Christian Lacroix, sans jamais trouver le chemin de la rentabilité. La spécialité des grands groupes de luxe, leur savoir-faire, consistent jusqu’à présent à exalter l’éclat de maisons existantes et de les faire prospérer aux quatre coins du globe. La décision de Richemont mérite donc d’être éclairée à la lumière de l’actualité.

On ne présente plus Alber Elbaz. Découvert par le brillant Ralph Toledano (qui raconte souvent la vive impression que lui fit le créateur lors de leur première entrevue), Alber Elbaz fait ses premiers coups d’éclats chez Guy Laroche, maison pourtant moribonde qu’il contribue à réveiller. Toledano et Elbaz, tous deux nés à Casablanca, forment un duo éblouissant. Cette entente fut brisée par Pierre Bergé lorsqu’il invita Elbaz, au grand désarroi de Toledano, à incarner la direction artistique d’ Yves Saint Laurent . Une offre qui ne se refuse pas. Le créateur y fit des merveilles mais dut plier bagage lorsque Tom Ford, ayant mis la main sur la maison de couture parisienne avec l’aide de M.Pinault et du groupe Kering ( PPR à l’époque) décida d’en assurer lui-même la direction créative, au grand désarroi cette fois-ci de Pierre Bergé. La suite est bien connue : Alber Elbaz fit rayonner la maison Lanvin où sa maestria fut accompagnée d’une formidable réussite commerciale. Depuis son départ fracassant de la maison Lanvin, le créateur distille son talent auprès de plusieurs griffes par le biais de collaborations fructueuses, chez Tod’s notamment.

L’homme qui a prédit les crises

L’histoire de Richemont, moins connue du grand public, n’en est pas moins édifiante. Elle débute véritablement lorsque l’homme d’affaires Robert Hocq achète les trois entités composant Cartier (Cartier Paris en 1972, Cartier Londres en 1974, Cartier New-York en 1976) pour redonner sa cohésion et faire prospérer de nouveau, à l’aide d’investisseurs, la vénérable maison de joaillerie française. Robert Hocq décède des suites d’un accident de voiture en 1979 rue de la Paix à Paris, mais Cartier continue de briller à l’aide d’Alain Dominique Perrin et de ces célèbres « Must ». Perrin est lui même soutenu par M.Rupert qui achete tout d’abord Piaget puis Baume & Mercier (qui fabriquent les mouvements Cartier) et constitue ainsi l’embryon d’un groupe qui en 1988 prend le nom de Richemont. Aujourd’hui Richemont est principalement constitué de maisons horlogères. Mais le pôle mode existe : il s’articule autour de Chloé, Dunhill, Shanghai Tang, Azzedine Alaïa. Ce pôle représente 15 pour cent du chiffre d’affaires du groupe qui a par ailleurs acheté en totalité la société Yoox-Net-a-Porter en 2018.

Yohann Rupert n’est pas un simple actionnaire réputé pour sa connaissance du marché mais aussi un homme de vision et de valeurs. Cette vision et ces valeurs, il en fait part, malgré sa discrétion naturelle, lors de rares interviews, de communiqués ou au cours d’assemblées générales d’actionnaires entrées dans la légende en raison des mots forts employés par le magnat. Monsieur Rupert considère notamment que le luxe « doit se faire plus discret », que « la haine du riche va continuer à se répandre », que « notre société honore les mauvaises personnes » et qu’il y a trop d’hommes aux cheveux blancs aux postes clés du groupe. Il fustige également les « montres hamburgers » et les personnes prêtes à tout pour attirer l’attention. On le voit, discrétion ne rime pas forcement avec neutralité.

Ces jugements ont trouvé une traduction concrète dans le groupe Richemont : les CEO des maisons portant la prospérité du groupe ont une aptitude notoire pour le luxe de la finesse et de la délicatesse, un luxe où l’intelligence de la main et la pétillante de l’esprit prennent le dessus sur le luxe ostentatoire et ce qu’on a appelé pendant plusieurs années : le bling. Deux hommes clés résument parfaitement cette équation : Cyrille Vigneron chez Cartier et Nicolas Bos chez Van Cleef & Arpels. Il faut noter que ces deux maisons prospères sont en parfaite conformité avec les prophéties énoncées par M. Rupert depuis 2016.

Richemont gèle les embauches tout en poursuivant les investissements

En revanche, les manufactures qui continuent à suivre la voie des montres tapageuses, des montres à complication pour la complication, passent un mauvais quart d’heure. Les licenciements et les limogeages ont été nombreux ces dernières années. Ils vont continuer car Hong Kong, qui aime les montres démonstratives ( elles sont des cadeaux d’affaires idéales) représente environ 14 pour cent des sources de revenus du secteur horloger. Hors Hong Kong est en crise : personne ne peut prédire la durée de cette révolution et l’ampleur de ses échos.

On peut en revanche prédire les répercussions de cette crise hongkongaise au sein des maisons horlogères n’ayant pas su s’adapter. Certaines conséquences seraient déjà effectives : le site romand « Business Montres » affirme ainsi que le groupe Richemont aurait gelé totalement les recrutements au sein de ses marques, exception faite de Cartier. Tous les indicateurs seraient au rouge pour le secteur horloger. Business Montres parle de centaines de licenciement dans les jours qui viennent.

Cela signifie-t-il que Richemont stoppe les investissements ? L’annonce du partenariat ambitieux avec Alber Elbaz prouve le contraire. Richemont se redimensionne et cette transformation ne passera pas par la case horlogère qui n’est pas apte, pour l’instant, à proposer un développement en phase avec ce nouveau luxe prophétisé par Johann Rupert. Ce nouveau luxe est ailleurs : il s’exprime par des maisons proposant une offre raffinée et distinctive, à l’artisanat puissant, comme le joaillier Buccellati, rachetée intégralement par Richemont ce mois-ci, mais aussi par des créatifs hors normes capables de prodiguer un luxe « sensible », loin des manifestations outrancières de l’ostentation et du tapage putassier des réseaux sociaux. Le délicat et virtuose Alber Elbaz en fait parti. Le risque pris par Johann Rupert est conséquent – les maisons crées ex-nihilo par les groupes de luxe, on le répète, n’ont jamais trouvé le chemin de la rentabilité – et il est loin d’être gagné. Mais il est riche d’enseignement car il fait ni plus ni moins figure de feuille de route à suivre pour le futur du luxe retrouvé.

Crédit photo : CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP

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