• Home
  • Actualite
  • Business
  • Créateurs de joaillerie : quelles stratégies pour développer son activité ?

Créateurs de joaillerie : quelles stratégies pour développer son activité ?

By Herve Dewintre

loading...

Scroll down to read more

Business

Crédit photo : Peruffo

La joaillerie attire depuis une petite vingtaine d’années des créateurs de plus en plus nombreux. On comprend pourquoi. Les grandes maisons sont très rares dans ce secteur. Les dix titans de la joaillerie (cartier, Tiffany & Co., Van Cleef & Arpels, Bulgari, etc) représentent 12 pour cent du marché. Les 88 pour cent restant se composent d’une mosaïque d’entreprises d’une grande diversité de taille et de métiers.

Cet écosystème s’articule entre les maisons dont c’est le métier principal (par exemple Boucheron, Chaumet, Dinh Van), les marques de luxe qui se situent dans une stratégie de diversification de leur activité (Chanel, Dior, Louis Vuitton et plus récemment Gucci), les créateurs indépendants, et enfin les bijoutiers locaux qui sont très majoritaires.

La joaillerie, cet eldorado

C’est donc un marché où les marques sont peu nombreuses contrairement au secteur de la mode ou de l’horlogerie. Il y a une vingtaine d'années, les marques représentaient entre 4,5 et 10 pour cent du marché. Aujourd'hui, on est entre 25 et 30 pour cent : la bijouterie-joaillerie « générique », non griffée, constitue le reste de l’offre. Or le secteur offre des perspectives de croissance très intéressante pour un créateur : le taux de croissance annuel des marques de bijoux se situe autour de 9 pour cent, contre 5 cent pour l’habillement. C’est encore plus intéressant quand on sait que la moyenne des transactions de marketing et de publicité pour l’habillement est près de vingt fois supérieure à celle de la joaillerie. Autrement dit, la joaillerie est un eldorado qui n’attend que le savoir-faire des créateurs et des marques pour fructifier.

Dans ce secteur dynamique aux enjeux si spécifiques, les marques qui ont réussi à s’imposer ces 20 dernières années ont adopté deux stratégies. La première consiste à développer la singularité d’une signature : les joaillers créateurs. Ils sont nombreux. Certains sont spécialisés dans la haute joaillerie (les pièces uniques constellées de pierres rares, choisies avec soin). Ils font la joie des collectionneurs en quête de bijoux qu’on ne voit nulle part ailleurs. On pense à Viren Baghat (Bombay), Lorenz Baumer (Paris), Carnet (Hong Kong), Harumi klossowska de Rola (Suisse), Cindy Chao (Taiwan), Edmond Chin (Hong Kong), et bien-sûr JAR (Paris).

D’autres - plusieurs centaines - préfèrent exercer leur talent dans la fine jewelry. Enfin, la deuxième stratégie repose sur la démocratisation du bijou, une démarche plus commerciale dont la pertinence a été attestée par de nombreux succès. On pense notamment à la marque Redline qui s’est construite autour d’un produit phare : un fil rouge et un diamant au prix défiant toute concurrence de 280 euros. Fondée par Laetitia Cohen-Skalli en 2005, la marque réalise un chiffre d’affaires annuel de 10 millions d’euros.

L’identité joaillière

Lorenz Baümer incarne le parfait exemple du joaillier indépendant créateur. Boutique unique place Vendôme, conçue comme un lieu de destination, background prestigieux (ce normalien a assuré le lancement de la haute joaillerie Chanel et Louis Vuitton) et une réputation d’alchimiste justifiée par des créations qui s’autorisent toutes les expérimentations, tous les défis. La collection de bagues Titane permet par exemple des harmonies chromatiques qu’on pensait impossible, et à la demande : « On peut obtenir n’importe quelle couleur en plongeant le titane dans un bain électrolytique, à un certain voltage » détaille celui qui se qualifie comme un ingénieur qui a mal tourné. Des bagues-fleurs sollicitent un nouveau sens : l’odorat. « La 3d permet aujourd’hui d’imprimer par petites touches des formes qui n’existaient pas. J’ai donc imprimé le titane à la manière d’une éponge au sein de laquelle le parfum peut pénétrer et être restitué. » La cliente peut donc choisir la fragrance qui sera révélée par sa future bague olfactive.

La création joaillière indépendante est également parfaitement représentée par Isabelle Langlois dont la boutique se dresse au cœur de la rue de la Paix. Sa signature repose sur son œil aguerri car la créatrice est une gemmologue avertie. Les pierres parfaitement taillées et soigneusement choisies qui constellent ses créations déploient des couleurs subtiles aux nuances recherchées. « Pour qu’un créateur puisse émerger, il faut apporter quelque chose de plus » recommande-t-elle. « J’ai choisi pour ma part, lorsque j’ai débuté, de montrer patte blanche. C’est à dire de proposer ces choses nouvelles qui ne s’éloignent pas trop des codes en vigueur. C’est très facile de faire des créations complétement libres, c’est plus difficile de proposer des bijoux équilibrés fait dans les règles de l’art. Pour que le public vous reconnaisse, je pense qu’un bijou doit rappeler un souvenir agréable : une bague à entourage avec une pierre de centre, cela restera toujours joli. Il ne faut jamais oublier que dans la joaillerie, on est dans le domaine de l’affectif. »

Boutique ou e-shop ?

Pour renforcer son prestige et développer son activité, la boutique est-elle nécessaire ? La majorité des créateurs établis en est persuadée. « L’adresse est statutaire. Pour l’export c’est indispensable, affirme Isabelle Langlois. Je ne suis pas certaine qu’une marque puisse émerger uniquement sur le net aujourd’hui. L’expérience client restera toujours fondamentale. Quand vous achetez votre bague sur le site internet, vous ne vivez pas ce moment où vous amenez votre moitié pour aller choisir un bijou. Bijou par ailleurs que vous avez peut-être déjà choisi sur internet. Vous l’avez regardé ensemble, vous êtes tombé d’accord, et vous allez à deux place Vendôme acheter le bijou après avoir vérifié avant par téléphone s’il est disponible. Et ça, pour le luxe, on n’est pas près de le changer. Internet va même l’encourager. » Ce jugement est partagé par Charlotte Chesnais, Céline D’Aoust ou encore Valérie Reinert, fondatrice de la marque Diamondholic. Malgré la crise sanitaire, ces trois créatrices ont choisi d’ouvrir en 2020 une boutique à Paris. « Cette boutique, c’est bien sur un rêve de petite fille mais c’est aussi, disons-le, un lieu de rendez-vous pour tous mes partenaires internationaux qui passent par Paris deux fois par an. Sans cette boutique qui fait aussi office de showroom, ils ne se déplaceraient pas forcement jusqu’à moi » détaille Céline d’Aoust.

Pour séduire les revendeurs : la pertinence de la line sheet

Auprès des acheteurs professionnels qui dédaignent de plus en plus les salons et les foires professionnels, la boutique devient l’outil privilégié des joailliers indépendants pour mettre en avant, non pas simplement des produits, mais une narration créative – un storytelling - indispensable pour se démarquer. Mais la boutique, qui représente un investissement conséquent, n’est pas le seul outil.

Nawal Laoui a fondé la marque Persée en 2017. Sa science du marketing lui a été très utile. Persée repose non pas sur un mono-produit mais sur une mono-technique : le diamant percé selon une technique que j’ai découverte au Japon lors d’un voyage autour du monde. « Quand j’ai débuté, je me suis dit que je ne pouvais pas m’offrir de boutiques. Ma porte d’entrée, c’est donc le wholesale. » analyse t-elle. Pour trouver des poids de vente, la jeune femme a une démarche lucide : « j’aime la création, mais lorsque je créée un bijou, je me pose toujours cette question : quel modèle plaira dans tel ou tel marché. Par exemple, on sait que le Moyen-Orient ou les Etats-Unis sont des marchés qui aiment la valeur perçue. Donc des choses visuellement fortes, mais avec un prix bas. » Plus facile à dire qu’à faire cependant. « Il faut effectivement comprendre le fonctionnement des revendeurs, reconnaît l’entrepreneuse. Quand tu connais un peu le métier, tu te rends compte que finalement, tout commence par une line sheet. c’est à dire une liste de produits avec un prix wholesale et un prix retail. Un grand magasin ce qu’il cherche, c’est un produit qui offre une marge confortable, qui raconte une histoire cohérente, et qui bénéficie d’une bonne communication. Un grand magasin comme Harrods ou Sasks, ne rentrera des marques qu’à partir du moment où ils vont y croire un minimum. »

L’importance de l’agent commercial

L’agent commercial, dans cette équation, joue un rôle clef dans le développement commercial d’une marque. Celine Surrel dirige son showroom avec une vision claire de son rôle. « Je peux refuser des commandes pour mes clients si je juge que le point de vente n’est pas assez qualificatif pour le produit », détaille-t-elle. Une approche ciselée qui nécessite de comprendre l’essence de la marque mais également l’univers du revendeur. « A la différence d’un salon, je fais en amont une sélection des clients à qui je vais présenter une collection. Cette sélection est nécessaire. Les clients qui viennent au showroom sont des revendeurs qui vont à 85 pour cent valider une commande. Je veux que la vente repose sur un coup de cœur, c’est fondamental. » Le choix d’un bon point de vente connu pour la qualité de ses sélections constitue en soi une carte de visite. En France, de beaux points de vente se démarquent en province comme Duchatel à Biarritz, Edouard Genton au Ferret, à Strasbourg ou à Nancy, Doux Joaillier à Saint-Tropez, Courchevel ou Avignon, les boutiques Frojo à Marseille, Saint-Tropez ou encore à Val d’Isère font figure de graal. Et les pure players du net ? « Les sites comme Farfetch ou Net-A-Porter achèteront les pièces d’un créateur seulement s’il est déjà distribué dans une boutique physique » tranche Celine Surrel.

Le juste prix

Reste la question du prix du bijou. Il est suivi de près par un public qui a aiguisé sa connaissance des coûts. « De même qu’il y a diamant et diamant, il y a or et or, affirme Céline Surrel. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui au moment où l’or est à plus de 46 000 euros le kilo. Ainsi, les revendeurs font de plus en plus attention au caratage (entre l’or 9K et l’or 18K, on passe du simple au double) mais aussi au poids du bijou. Si on vous dit qu’une bague très légère en or 9k n’est pas chère à 1500 euros, on vous ment. Les gens font de plus en plus attention au ratio entre le poids, le nombre de carats et la valeur réelle du produit. Beaucoup de créateurs ont surfé sur la vague du style en profitant de la méconnaissance du client. Aujourd’hui, c’est fini. » Cette transparence, loin d’être un obstacle à la création, permet au contraire de proposer des déclinaisons pertinentes adaptées à des marchés spécifiques. C’est ainsi que la marque italienne Peruffo, dont les créations remarquables concilient brio du design et qualité de l’artisanat, a décidé de concevoir des collections en or 9 carats pour les boutiques de mode et de réserver les collections en or 18 carats aux bijoutiers.  L’intégrité fait plus que jamais partie des composantes essentielles de l’identité.

celine surrel
persee
peruffo