Enquête : la place des intérimaires dans la mode
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Alors que la législation française compte restreindre l’accès aux allocations chômage des travailleurs intérimaires, une part considérable d’entre eux occupe une position de force dans le secteur de la mode. FashionUnited fait le point sur le contrat en intérim au sein de l’industrie de l’habillement à travers les témoignages de professionnels concernés et d’agences spécialisées.
Les chiffres de l'intérim
Brodeur, acheteur de matières premières, directeur produit accessoires, conseiller de vente, couturier-modéliste, etc. La vaste palette des métiers de la mode se retrouve presque au complet sur les sites web des agences de travail temporaires. Ils étaient d’ailleurs plus de 7 400 en France, en mars 2021 à avoir travaillé en intérim dans la fabrication textile, l’industrie de l’habillement, du cuir et de la chaussure (chiffre Dares). On peut les imaginer plus nombreux encore parmi les 28 501 intérimaires enregistrés à la même période dans le commerce de détail, tous secteurs confondus.
Les entreprises de mode qui se tournent vers l’intérim s’appellent Louis Vuitton, H&M ou Lafitte Société Textile. Grands groupes du luxe comme enseignes de fast fashion et PME recrutent en contrat temporaire pour remplacer en urgence ou simplement pallier un manque de personnels. Mais si l’image négative de « bouche-trou » était encore associée il y a quelques années à ces travailleurs dits « précaires », aujourd’hui les choses changent et pour beaucoup, le contrat en intérim est une manière d’embrasser un nouveau rapport au travail, où priment flexibilité, autonomie et quête de sens.
Nouveau rapport de force : les intérimaires ont la main
Selon la définition du ministère du Travail, un intérimaire est un salarié embauché et rémunéré par une entreprise de travail temporaire (ETT) qui le met à la disposition d’une entreprise utilisatrice pour une durée maximale de 24 mois, couramment appelée « mission ». Le salarié intérimaire perçoit une prime de précarité, une indemnité de congés payés et peut être soumis à une période d’essai.
Les entreprises du secteur de l’habillement et de la chaussure, qu’il s’agisse de commerce de détail ou d’atelier de haute couture, ont largement recours à ce type de contrat car il s’adapte aux variations de l’activité propre au secteur de la mode. Toutefois, là n’est pas la seule raison.
«C’est parfois plus avantageux financièrement pour une entreprise de passer par un contrat en intérim plutôt que par un CDD, fait remarquer Mathieu Masclez, directeur du cabinet Concept Recrutement, spécialisé dans les métiers de la mode et du luxe. Selon lui, l’intérim est intéressant d’un point de vue administratif car cette partie est gérée par l’agence, le client n’a aucune démarche contractuelle à faire. Mais au-delà de cette formalité, les agences d’intérim représentent surtout pour les entreprises une aide précieuse dans le contexte tendu du marché du travail. Leur activité de veille et leur réseau les placent à l’avant-poste d’un marché du recrutement en tension. Et bien qu’elles se heurtent elles-mêmes à des difficultés pour recruter, elles sont devenues ces dernières années de véritables alliées face à la pénurie de main-d'œuvre, pour le secteur retail comme pour celui de la couture.
«Avant le marché était beaucoup plus équilibré. »
«Il y a eu une explosion des besoins parce que beaucoup d’employés ont quitté le secteur [durant la pandémie]. Nos clients ont donc plus souvent fait appel à l’intérim parce qu’il fallait remplacer des gens en urgence », résume Mathieu Masclez, observant ce recours aussi bien du côté du retail que de la couture. À cette actualité s’ajoute un problème plus ancien : le manque de profils expérimentés dans l’artisanat, plaçant alors en position de force les intérimaires qualifiés dans ce domaine.
Agathe Abboud, directrice de l’agence Modelor, spécialisée dans les métiers de la mode, confirme une « grosse évolution » et « une reprise très forte » de la demande en recrutement depuis janvier 2022. Elle affirme qu’« avant le marché était beaucoup plus équilibré » et déclare être aujourd’hui toujours en recherche de candidats, « surtout sur la partie des métiers très spécialisés, ceux de la couture, des ateliers ».
D’autre part, la relation au travail a évolué au bénéfice des intérimaires. « Avant la crise du covid le client [l’entreprise utilisatrice] était en position dominante dans sa relation avec les salariés intérimaires », remarque Nathalie Villat responsable d'Agences Gd Paris Couture Mode Luxe et Gd Paris Commerce Manpower France. Elle poursuit : « Après le covid s’est opérée une transformation liée à ce que les gens veulent vraiment. Veulent-ils rester à Paris ? Veulent-ils aller en province ou changer de carrière ? Veulent-ils travailler différemment ? Finalement c’est le talent qui va choisir sa maison. La tendance s’est inversée et l’entreprise est vraiment en demande d’expertise : comment faire pour avoir cette personne, pour la garder, pour la motiver ? On a donc un vrai rôle d’accompagnement. »
«C’est un peu le même système que dans la série 10 pour cent.»
Selon Nathalie Villat, l’agence Manpower se positionne en « business partner » de ses clients. Le rôle des agences de travail temporaires étant aujourd'hui de partager leur connaissances accrue des bassins d’emploi et de faire comprendre aux entreprises la tension, l’évolution du rapport de force et ce qu’elles doivent faire pour attirer les candidats. « C’est un peu le même système que dans la série 10 pour cent », fait remarquer la directrice en parlant des candidats expérimentés de l’agence. À l’instar de la fiction diffusée sur France 2 dans laquelle des agents artistiques se battent pour décrocher des rôles à leurs acteurs, les agences d’intérim s'évertuent à proposer les meilleurs postes possibles pour des intérimaires qu’elles qualifient de « talents » ou d’« ambassadeurs », défendant leurs intérêts tout en répondant aux besoins de grands groupes de luxe et autres acteurs de l’industrie de la mode.
Augmentation des salaires
Parmi les points abordés par l’agence auprès de son client, le sujet du salaire est central. Poussé par l’exigence accrue des candidats, ce dernier a été revu à la hausse. « Il y a très clairement une augmentation de salaire qui est faite depuis plusieurs mois, dans plusieurs maisons. Ça représente un effort de leur part, mais c’est très bien reçu », note Agathe Abboud (Modelor).
Chez l’agence Concept-recrutement, Mathieu Masclez, constate que « dans l’ensemble » les salaires ont augmenté et que certaines maisons ont même fait de gros efforts, avec des propositions « franchement attrayantes », tandis que d’autres entreprises n’ont, selon lui, pas encore compris. « Aujourd’hui, trouver un intérimaire payé au smic, ça n’est franchement pas facile. Peut-être un étudiant qui a besoin d’un petit revenu complémentaire par exemple, mais une personne formée, compétente, avec de l’expérience, vous avez franchement intérêt à les payer bien plus que vous ne les avez payés dans le passé », déclare le directeur.
Bien que la hausse des salaires soit une bonne nouvelle pour les candidats, Mathieu Masclez émet un bémol : « S’il y a trop de décalage dans les salaires, où s’ils ne sont pas très justifiés, ça pose toujours un problème au sein des équipes ». Selon le dirigeant, le marché va se retourner et les choses vont redevenir un peu « plus classiques ».
Du côté de Manpower, on remarque que la rémunération est loin d’être le seul critère pour les intérimaires. « Les candidats veulent connaître le travail, savoir s’il y a une bonne ambiance, s’il y a des avantages, etc. commente Nathalie Villat. Les salariés accordent toujours autant d’importance à la rémunération mais ils tendent de plus en plus à les considérer comme le minimum syndical. Ils attendent davantage de leur vie professionnelle et de leur employeur. Le bien-être, qu’il soit émotionnel ou physique, est désormais en tête des priorités de chacun. Et si un entrepreneur ou une maison de luxe ne le prend pas en compte, il y a de grandes chances qu’il ait du mal à recruter des gens ».
Des postes ouverts aux candidats avec peu d’expérience
«Il arrivait qu’en province il y ait zéro candidat à une annonce. On passe donc notre temps à faire de la chasse et de la constitution de fichiers », témoigne Mathieu Masclez. Manque de personnel oblige, les agences d’intérimaires et leurs clients sont également moins exigeants quant aux compétences des profils retenus. La période est propice aux personnes en reconversion ou à ceux qui souhaiteraient débuter dans le secteur de la mode. «Dans la vente, beaucoup de maisons sont prêtes à prendre des gens qui n’ont pas forcément beaucoup d’expérience à partir du moment où ils se tiennent bien, ont une bonne élocution et un peu de culture générale », explique le directeur de Concept-recrutement.
Même situation chez Modelor. « On recrute beaucoup de nouvelles personnes, des candidats qui n'ont pas encore beaucoup d’expérience », remarque Agathe Abboud. En ce qui concerne le recrutement des postes artisanaux, la directrice explique qu’il s’agit de trouver un équilibre entre des profils très expérimentés et d’autres où il y aura plus de travail de suivi. « La relève est là, mais il faut prendre le temps de les former. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Il y a un manque de personnes entre 10 et 15 ans d’expérience », observe-t-elle.
Les candidats professionnels de l’intérim
En France, la population d’intérimaires ne se compose pas uniquement de jeunes. Elle comprend une variété de profils : des gens qui, n’ayant pas suivi d’études, ni exercé de métiers, se tournent vers les agences d’intérim pour leur trouver un emploi, des gens en transition (entre deux emplois ou fraîchement diplômés) et enfin, des professionnels de l’intérim. Ces derniers concernent essentiellement des personnes très spécialisées, exerçant sur des métiers de niche, qui apprécient la souplesse offerte par le contrat.
Sandrine Mroczko fait partie de cette dernière catégorie. Couturière-modeliste, elle a exercé en tant qu'intérimaire entre 2010 et 2017 au sein de prestigieuses maisons de couture telles que Lanvin, Alaïa, Jean Paul Gaultier et Chanel. Elle confie par mail avoir choisi l’intérim pour « pouvoir intégrer différentes maisons, surtout en début de carrière, acquérir différentes techniques propres à chaque maison et pour la liberté et la souplesse de ce mode de vie qu’apporte l’intérim ».
«Aujourd'hui, j'apprécie la liberté que m'apporte l'intérim, de pouvoir changer de maisons quand j'en ai envie, de faire une pause plus ou moins longue entre des contrats, etc. »
Mêmes motivations du côté de Justine Bodin, modéliste, toiliste et patronnière. « Je travaille en intérim depuis décembre 2016, c'était le moyen pour moi d'atteindre les grandes maisons de couture, raconte-t-elle. Ayant fait mon alternance et mes stages dans de petites entreprises, mon CV avait peu de succès lors de candidatures spontanées. Aujourd'hui j'apprécie la liberté que m'apporte l'intérim, de pouvoir changer de maisons quand j'en ai envie, de faire une pause plus ou moins longue entre des contrats, etc. »
Le curriculum vitae de Justine Bodin affiche aujourd’hui une liste de noms réputés comme Saint Laurent, Balmain et Paco Rabanne. Ses compétences font d’elle le profil typique et très recherché que les agences qualifient de « perle » ou de « talent ». « Je reçois souvent des appels, textos et mails d'autres agences d'intérim qui aimeraient m'employer et me placer dans les grandes maisons. Je n'ai jamais répondu favorablement car soit je suis déjà bookée sur une mission, soit je suis en pause », confie-t-elle avant d’ajouter : « J'avoue que je me sentirais un peu coupable d'aller travailler avec une autre agence. »
Entre les agences et les intérimaires, se forment parfois des relations particulières. D’autant plus lorsque les candidats ne recherchent pas de CDI et souhaitent caler leur parcours professionnel sur le format de l’intérim.
«Il faut savoir que dans l’intérim il y a de vraies carrières, confirme Agathe Abboud (Modelor). Ce sont des personnes que l’on suit pendant des années et ça n’est pas du tout l’intérim qu’on peut entendre par ailleurs, c’est sur du long terme (...) Notre rôle est de les faire grandir, de les accompagner. Ils veulent beaucoup de suivi et c’est normal, c’est avant tout un métier de ressources humaines. »
Sandrine Mroczko raconte avoir toujours eu d'excellents contacts avec son agence d’intérim : « Dans mon cas, c’est surtout une complicité et un rapport de confiance que j’ai eu avec ma correspondante de l’agence ».
Néanmoins, les intérimaires ont la possibilité de s’inscrire dans plusieurs agences à la fois, c’est ce qu’à fait Myriam Martinet. Cette technicienne Produits, passée chez les marques Zadig et Voltaire, Lemaire, Aigles ou encore Zapa, indique par mail avoir jusqu’à présent travaillé avec trois agences d’intérim mais être en contact avec au moins six. « La 1ère ne m’a pas convenu, pas assez à l'écoute et à disposition de l’intérimaire quand la mission ne se passe pas bien, ce qui heureusement ne m’est arrivé qu’une seule fois. Mais, surtout, du jour au lendemain je n’ai plus eu de proposition de sa part », témoigne-t-elle.
Elle explique travailler avec plusieurs agences pour multiplier les opportunités : « Parfois, certaines maisons ne travaillent qu’avec une agence d'intérim, ce que j’ai eu l’occasion de découvrir lors d'entretiens, donc j’augmente aussi mes chances de trouver des missions qui me correspondent ».
Par ailleurs, le profil de la technicienne Produits a fait l’objet d’agences moins scrupuleuses. « J’ai aussi eu le cas de figure avec une agence qui propose mon CV à des maisons sans m’en parler et qui me l’annonce une fois m’avoir positionnée en ne me communiquant parfois aucune information si ce n’est le nom de la maison », confie-t-elle.
Le refus du CDI
Pour ces trois jeunes femmes, l’intérim répond à un mode de vie où le contrat à durée indéterminée (CDI) n’a pas sa place, un positionnement qui ne concerne pas seulement les métiers de l'artisanat. Mathieu Masclez en fait le constat : « Beaucoup de nos clients proposent des missions en CDI à nos intérimaires. Bien qu’un certain nombre accepte, beaucoup refusent ».
Depuis plusieurs années déjà, tourner le dos à une proposition de CDI n’est plus une aberration. Ce choix s’intègre dans une évolution sociétale. Comme l’explique le site web du think tank Génération Libre, le CDI était autrefois une sorte de lien « éternel » avec l’employeur, alors qu’aujourd’hui « ce n’est plus le lien hiérarchique qui prévaut entre le salarié et l’employeur, mais une relation de coopération dans une trajectoire de formation de l’individu tout au long de son parcours professionnel ».
En octobre 2022, le nombre élevé de démissions de CDI rapporté par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) témoigne de cette évolution de paradigme. Avec exactement 469 610 démissions de CDI au premier trimestre 2022, c’est un nouveau record pour la France, après celui du premier trimestre 2008 qui avait alors totalisé 400 292 démissions du même type.
Pour lutter contre le refus du CDI, et dans le cadre du projet de loi portant sur des mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi, les autorités françaises vont restreindre le droit au chômage des intérimaires qui refuseraient à deux reprises un contrat à durée indéterminée proposée par l'entreprise utilisatrice à l'issue de sa mission.
Néanmoins, CDI et intérim ne sont pas incompatibles. Il existe par exemple le CDI intérimaire (CDII) : un contrat pouvant aller jusqu’à 36 mois maximum – le Sénat a récemment proposé le déplafonnement – et qui, selon le Code du travail (Article L3123-34) « peut être conclu afin de pourvoir un emploi permanent qui, par nature, comporte une alternance de périodes travaillées et de périodes non travaillées ». L’intérêt pour la personne en CDI intérimaire est que même ses périodes sans missions seront payées (au minimum sur la base du smic) et que ce temps mort pourra être mis à contribution pour monter en compétences à travers une offre de formations.
Le CDII permet aux entreprises de travail temporaire d’organiser pour les candidats un planning au long cours et pour les profils du luxe et de la mode, d’enchaîner la haute couture, le prêt-à- porter et la production des vêtements. Tandis que du côté de l’entreprise utilisatrice, ce type de contrat lui donne la possibilité de travailler « en mode » projet et d’éviter les délais de carence.
Rendu pérenne par l’article 116 de la loi « Avenir professionnel » du 5 septembre 2018, le CDI intérimaire apparaît aujourd'hui comme un compromis pour les candidats qui souhaitent rester dans l’intérim sans faire une croix sur leurs allocations chômage.