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Licenciements en série des rédactrices en chef : la valse continue

By Herve Dewintre

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Business

Appétit de carnage de la part des éditeurs ou panique irrépressible devant la baisse quasi inévitable des ventes de magazine féminin liée pour une large part à la baisse générale de la presse papier face à la montée en puissance du net? Il y a comme un malaise dans les rédactions parisiennes qui s'accentue depuis le départ de Valérie Toranian, directrice de la rédaction du magazine Elle (édité par Lagardère) depuis 2002. Non pas que le talent de sa remplaçante, Françoise-Marie Santucci, responsable jusque là du supplément de Libération Next, soit en cause, bien évidemment. Non, ce qui dérange c'est le motif du remplacement : Denis Olivennes, PDG du groupe éditeur Lagardère, jugeait en effet que Elle était "un magazine qui coule" et devait se renouveler. Un jugement audacieux qui a d'ailleurs soulevé une vague de protestation générale au sein de la rédaction du magazine mythique.

Un homme prend la tête du Grazia

Ce motif nous semble excessif, dans la mesure ou le PDG fondait ce jugement sur les ventes du magazine: soit à peu près 350 000 exemplaires par semaine au premier semestre 2014, contre 370 000 en moyenne en 2013 et 380 000 en 2012. Une baisse certaine mais conforme à la baisse généralisée qui touche la plupart des titres de presse qui ont quasiment tous reculé plus de 10 pour cent sur les 12 derniers mois. Aujourd'hui, nous apprenons le licenciement de Christine Regnier, directrice de la rédaction du magazine Grazia (ex de Biba) depuis juin 2012: là encore, la baisse des ventes est mise en avant: en baisse de 7,17 pour cent de juillet 2013 à juin 2014, à 173 317 exemplaires vendus en moyenne (contre 190 000 en 2012). Une "nouvelle formule", avait été lancée en avril dernier. Comme il fallait pourtant s'y attendre, elle n’avait pas permis d’enrayer la baisse conjoncturelle de la diffusion du magazine. Elle est remplacée par Joseph Ghosn, jusqu’ici rédacteur en chef d’Obsession (le supplément lifestyle de l’Obs), précédemment rédacteur en chef adjoint des Inrockuptibles, puis de GQ, avant d’être directeur éditorial des sites du groupe Condé Nast.

La baisse des ventes de magazines féminins est inéluctable car ils ont désormais leur équivalent grosso-modo en version gratuite sur le net. Voir même sur papier (le succès du magazine Stylist, un nouveau concept de "Freemium" magazine développé avec succès par Shortlist Média en Angleterre et bénéficiant du savoir‐faire de ses créateurs et de l’expertise du Groupe Marie Claire, le prouve).

Choisir pour justifier cette baisse, d'en blâmer uniquement les rédactions est un choix dangereux. Il signifie ceci: les éditeurs considèrent les rédactrices en chef, jadis porteur d'un univers véritable patiemment construit, à l'aide de photographes, de plumes et de directeurs artistiques,sont interchangeables au gré de la conjoncture. C'est en tout cas, le message que peut ressentir la lectrice qui -nous le croyons du moins - aime aussi ses magazines pour leur signature véritable et non pour la dose nouvelle "d'audace et de modernité" éternellement promises à chaque nouvelle formule. Les amoureux de la presse mode se souviendront peut-être de la trace laissée dans l'histoire de l'édition par Carmel Snow qui fut durant des décennies la tête pensante du Harper's Bazaar américain. Elle eut la vision et le cran de recruter coup sur coup l'immense Diana Vreeland puis le formidable Alexey Brodovitch, qui fut le formidable directeur artistique du magazine de 1934 à 1958 et dont le travail reste encore aujourd'hui une référence absolue. Lui même engagera à son tour un jeune photographe d'une vingtaine d'années dont le nom vous dira peut être quelque chose: Richard Avedon. Ce travail de Carmel Show ne s'est pas fait en quelques numéros. Sa vision s'est patiemment installée et a payé puisqu'elle a placé Harper's Bazaar,jusque là magazine un peu kitsch et maniéré, au firmament des revues sur papier glacé.

L'enseignement que cette vague de licenciements, commencé depuis le licenciement ( licenciement certes déguisé mais réel) de Carine Roitfeld, a mis en valeur un paradoxe à priori insoluble: primo, le pouvoir grandissant des services publicités internes et des annonceurs qui exigent l'un et l'autre d'avoir la main mise sur le contenu, deuxio: la baisse des ventes attribuée aux rédacteurs alors que ceux-ci doivent se soumettre à des contraintes commerciales et conjoncturelles qui empêchent à une véritable signature d'émerger. Entre une signature véritable qui peut développer sans contrainte excessive et contradictoire sa vision, et une énième nouvelle formule décidée en comité marketing et imposé par la publicité, le lecteur sait faire la différence; sinon il se rabat sur les pages facebook des marques ou sur instagram - qui propose des photos souvent largement aussi bien senties - que celles, désespérément interchangeables, des magazines.

Christine Regnier
Claire
Groupe Lagardère
Stylist