Quels sont les grands problèmes qui paralysent le secteur de la mode française ?
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Mi-décembre, Emmanuel Macron et Fleur Pellerin ont présidé le comité stratégique de filière (CSF) Mode et Luxe au cours duquel fut remis et présenté aux deux ministres le rapport « La mode : industrie de créativité et moteur de croissance » réalisé par Lyne Cohen Sohal. Ce rapport préconise d’engager plusieurs actions pour dynamiser la filière. La plus considérable de ces actions consiste à l’élaboration d’un cursus d’enseignement supérieur d’excellence dans le champ de la mode. Le rapport fait également plusieurs constats importants, souvent sévères. Nous reproduisons ici, sans jugement, ni parti-pris, et dans leurs grandes lignes, les principaux d’entre eux.
Il manque un porte-parole de la mode en France
Le premier constat effectué par le rapport concerne la « marque France » qui n’aurait pas, d’après Lyne Cohen_Sohal de « porte-parole pour la Mode ». Elle cite pour étayer cette affirmation une anecdote vécue par Jean-Jacques Picart. Le célèbre conseiller se rendait à New York : à son arrivée, à l’aéroport, il avait indiqué comme motif d’entrée sur son formulaire ce simple mot : « mode ». Le policier d’accueil, loin d’être décontenancé, lui répondit du tac au tac avant de le laisser passer : « Vous direz bonjour à Anna Wintour ». « Personne, ajoute Lyne Cohen-Sohal en conclusion à sa démonstration, ne lui avait fait de remarque pareille en France, et d’ailleurs, sur qui l’aurait-il faite ? ».
Le rapport met ensuite sur le même plan cette absence de porte-parole, la perte d’attractivité des salons professionnels, les inquiétudes de la profession en ce qui concerne les menaces financières pesant sur les fonds du DEFI, comme sur l’IFM. Pourtant, un peu plus loin (et d’une manière qui nous a semblé un peu paradoxale), l’ancienne adjointe à la mairie de Paris égrène des chiffres éblouissants, attestant la santé florissante de cette industrie ; à savoir, près de 700.000 emplois recensés dans l’ensemble de la profession, et 150 milliards d’euros de CA, soit davantage que l’automobile, selon les chiffres récents.
Un manque d'investissement dans l'innovation immatérielle
"La filière habillement, au cœur de l’économie de la mode, rassemble près de 4500 entreprises, détient environ 7 pour cent du marché mondial (alors que la France représente 3,8 pour cent du PIB mondial) et emploie environ 90 000 personnes". Ces chiffres nous semblent excellents. Pourtant, d’après le rapport, la France investirait trois fois moins que l’Europe et 5 fois moins que l’Allemagne dans l’innovation immatérielle alors que la filière habillement représente le quart du marché des industries culturelles et créatives. Le rapport ne stipule pas cependant les nombreuses initiatives prises par les entreprises elles-mêmes par rapport à l’innovation immatérielle. Autre problème majeur caché par ces chiffres, le marché intérieur français est en baisse (cela est attesté par les chiffres officiels) avec une diminution de plus de 12,5 pour cent depuis 2008 de la consommation textile française. La mode, indique le rapport, représente aujourd’hui environ 4 pour cent du budget des Français. Un chiffre qui n’est cependant pas mis en perspective puisque le pourcentage du budget que les français consacrèrent à la mode durant les précédentes décennies n’est pas évoqué.
Manque de synergie entre les 25 fédérations de la filière
Le rapport se fait le plus sévère encore sur les points suivants. Est évoqué tout d’abord, le manque de synergie entre les différentes structures, notamment les fédérations, qui composent la filière historique de la mode. « Du côté de la représentation syndicale, on dénombre environ 25 fédérations professionnelles : de la Chambre syndicale de la Haute Couture et la Fédération du Prêt-à-porter, à celle de la Lingerie, de la Maille, de la Confection Masculine, celles des Uniformes, etc. Ces structures, très nombreuses, diversement actives, agissent séparément et semblent souvent se neutraliser. Il conviendrait qu’elles travaillent davantage ensemble sur des sujets et des objectifs élaborés en commun pour davantage de visibilité et surtout d’efficacité ».
Un outil industriel cassé
Concernant l’outil industriel français, le rapport, citant un des responsables du Prêt à porter, est lapidaire : « L’outil industriel a été cassé depuis des années, successivement par le développement des licences puis par le leurre de la délocalisation qui a coûté très cher à nos entreprises de production ». Le rapport se réjouit de la survie de très petites entreprises au savoir-faire d’excellence, « des métiers d’art très reconnus qui tentent de survivre et cherchent à se transmettre, avec des initiatives comme celle de Chanel » et salue l’émergence d’une nouvelle génération de façonniers, « des chefs d’entreprise rajeunis qui savent produire des produits haut de gamme pour les commandes importantes des marques de luxe. Ils ont globalement résisté à la crise, et cherchent à embaucher surtout dans le Grand Ouest, car les commandes restent élevées. Plus difficile semble leur adaptabilité pour répondre aux demandes pointues et en petites séries de créateurs indépendants ».
La grande question de l’enseignement des métiers de la mode
Parmi les grandes problématiques du secteur, la plus importante, celle en tout cas sur laquelle les moyens d’actions de l’Etat peuvent le plus se faire sentir, concerne la formation aux métiers de la mode. Lyne Cohen Sohal fait le constat suivant : « il y existe, au niveau de l’école publique, un appareil de formation incomplet et très déséquilibré, de rares parcours publics, des établissements aux statuts désuets, non connectés au LMD, non reconnus par l’Université, et aucune chaire de recherches en Mode ; du côté du privé, des écoles aux structures hétérogènes, nombreuses mais dénuées de réseau, dont les cursus sur 3 ou 4 ans sont privées de diplomation internationalement reconnue, alors qu’elles le sont en Grande Bretagne ou en Belgique ». Le rapport reconnait pourtant un certain prestige mondial à ces formations françaises, lié à l’attractivité de Paris ou encore à la technicité exceptionnelle des personnels de nos ateliers. « Mais, poursuit le rapport, ce prestige des formations techniques masque de nombreux dysfonctionnements dans notre système d’enseignement des métiers de la mode ». Quels sont ces dysfonctionnements ?
Nous reproduisons ici in extenso le chapitre concernant les doléances dressées par Lyne Cohen-Sohal contre le secteur de l’enseignement : « les acteurs de la mode déplorent toujours l’éclatement des formations et des écoles, l’hétérogénéité de leurs statuts, le manque de mise en réseau, l’inadaptation au système LMD (organisation Licence, Master, Doctorat qui permet d'accroître la mobilité des étudiants européens, la mobilité entre disciplines et entre formations professionnelles et générales, ndlr), la complexité des parcours de validation qui engendre une notation médiocre, quasi humiliante, dans le panorama international. Il est surréaliste de constater que, dans notre pays reconnu comme la patrie de la mode, l’enseignement des métiers de la mode ne possède pas de véritable organisation, pas de références, et qu’il a été « laissé », « abandonné » selon certains, au secteur marchand. De fait, il est assuré par des dizaines d’écoles publiques et privées, des lycées professionnels, des universités étrangères ou des officines qui vendent très chers leurs cours, sans qu’une régulation, ni labellisation n’intervienne pour garantir ou diplômer ces formations».
Plus concrètement, Lyne Cohen Sohal pointe une carte des formations illisible. Soixante formations ont été dénombré par le site de « L’Etudiant » sur tout le territoire, qui vont des CAP et BTS au niveau Bac +5. 13 sont publiques et 11 gratuites. Le reste concerne le secteur marchand qui propose des formations plutôt couteuses. Lyne Cohen Sohal tout en reconnaissant une grande valeur à certaines écoles reconnues pour leur professionnalisme et l’intérêt de leur enseignement à Paris - à savoir, le Studio Berçot, Esmod, L’Atelier Chardon-Savard, LISAA, Mode Spé, l’École de la Chambre Syndicale de la Haute Couture et l’IFM – déplore néammoins le manque de cohérence entre tous ces organismes.
Ensuite, vient le problème des formations de base pas toujours adaptées aux besoins des industriels : en effet, dans notre système d’éducation, les métiers pourvoyeurs d’emplois ( du modélisme à la gestion, de la création à la stratégie commerciale, du luxe au prototypage) et leurs parcours diplômants ont été rangés dans l’enseignement dit « technique » auxquels on s’adresse surtout en cas de détresse scolaire. Pourtant, selon les professionnels et les résultats de leurs études, 5000 emplois pourraient être créés par an pour faire face au développement des entreprises ou aux départs de fin de carrière. « Les industriels rencontrent des problèmes de recrutement et estiment qu’ils en rencontreront encore dans les années à venir, si les formations techniques ne s’adaptent pas un minimum à leurs besoins. Selon eux, les étudiant(e)s sont principalement formé(e)s au maniement de logiciels alors que les postes à pourvoir dans leurs usines sont techniques et productiques ». En résumé, formons moins de stylistes, mais plus de techniciens dont le savoir-faire serait tout aussi nécessaire à l’image d’excellence projetée par la France dans le monde.
Enfin, dernier point, l’enseignement universitaire. « Il n’existe pas en France de master de mode ni de chaire de recherche universitaire ! Cette situation entraîne la fuite des meilleurs élèves à l’étranger, à la recherche d’une reconnaissance officielle de leur excellence ». Pourquoi notre Université ne reconnaît-elle pas cette discipline que ses collègues européennes savent valoriser et récompenser ? s’interroge le rapport avant de conclure sur le fait que, si chacune des écoles de mode actuelles, publique ou privée, possède son identité et ses spécificités, si l’offre de formation actuellement proposée est plurielle, riche, diversifiée et représente un vrai atout pour notre pays, une démarche collective est nécessaire.
Le financement de créateurs émergents et marques indépendantes
La dernière problématique du rapport concerne l’écosystème de la mode, sa transversalité avec les métiers d’art, et design et les arts appliqués. Une transversalité que la puissante publique doit encourager et nourrir, préconise Lyne Cohen-Sohal tout en reconnaissant que cet écosystème global de la création fonctionne plutôt bien de manière informelle au niveau des créateurs. Cet écosystème pourrait cependant être beaucoup plus performant, dans le financement des créateurs émergents et des marques indépendantes qui doivent affronter un parcours jugé aujourd’hui trop hasardeux et très individuel. Un sujet à part entière auquel nous consacrerons un article complet.