L'avenir de la mode doit-il vraiment répondre au principe du « less is more » ?
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Mirella Soyer, professeure spécialisée dans les comportements liés à la transition circulaire à l'Université des Sciences Appliquées de Rotterdam (Pays-Bas) a vite fait de remettre les choses à leur place en faisant remarquer que cette question était quelque peu polarisante et trop succincte. Selon la spécialiste, réduire le volume de vêtements sur le marché ne suffit pas, compte tenu du monde globalisé dans lequel nous vivons.
Elle rappelle que de nombreux vêtements sont produits dans d'autres pays, soutenant également les économies locales. Plutôt que de se concentrer sur le « moins », la question fondamentale serait plutôt : « pourquoi ces modèles économiques circulaires sont-ils si difficiles à mettre en place ? »
L'UE vise à atteindre une économie circulaire d'ici 2050. Cela fait partie de l'European Green Deal, lequel a pour objectif la neutralité climatique d'ici à 2050.
Une économie circulaire se concentre sur le maintien des produits, des matériaux et des matières premières en circulation le plus longtemps possible grâce à la réparation, à l'upcycling et au recyclage. L'idée est de minimiser les déchets et de réduire les besoin en nouvelles matières premières.
Les efforts circulaires incluent le Refus, la Réduction, la Réutilisation, la Réutilisation et le Recyclage. Ensemble, ces termes forment la Stratégie des 5R.
Les modèles économiques circulaires nécessitent souvent un changement fondamental dans la façon dont les entreprises de mode fonctionnent. Le modèle traditionnel, linéaire (« prendre-fabriquer-jeter »), contraste fortement avec une approche circulaire qui se concentre principalement sur la durabilité des produits.
Pourquoi les modèles économiques circulaires peinent-ils à décoller ?
La mode plus durable ne convainc pas un large groupe de consommateurs
« Bien qu’il existe déjà de bonnes initiatives pour votre dressing, comme les conseils durables de Milieu Centraal, elles ciblent souvent les pionniers, ceux qui adoptent la durabilité, » explique Soyer, qui promeut le comportement circulaire pour les organisations et les consommateurs, notamment dans l'industrie de l’habillement.
Ces consommateurs achètent des vêtements durables de marques comme Joline Jolink ou un pull consigné de The New Optimist, réparent leurs vêtements et possèdent une garde-robe réduite. « Mais ce sont les masses que nous devons inciter à opter pour une garde-robe plus durable », plaide Soyer. Et dans l'industrie de la mode, c’est précisément là que se trouve le défi.
« Pendant longtemps, la durabilité était perçue comme peu tendance (pas de strass sur les jeans, pas de mélanges de matériaux car cela complique le recyclage ou les teintures chimiques) et surtout coûteuse, » ajoute-t-elle. En outre, la commodité influence le comportement d'achat, et la rapidité de la mode bon marché, plus accessible que les alternatives durables, est un frein.
Créer de nouveaux standards serait également bienvenu. « Actuellement, la norme est “tendance, bon marché et neuf”. Je me demande pourquoi “tendance et ancien” ou ‘tendance et réparé’ semblent moins acceptables ? » poursuit Soyer. En bref, les changements culturels sont importants. Mais cela ne résume pas tous les obstacles.
Comment les réformes politiques peuvent accélérer la transition
Le gouvernement soutient-il les efforts circulaires des entreprises ?
« Des mesures concrètes à court terme sont nécessaires pour soutenir les entreprises de mode dans leurs démarches circulaires », indique Soyer. La législation en faveur de la durabilité, comme le passeport produit numérique (DPP), favorise la transparence pour les détaillants et les consommateurs.
Pour encourager les efforts circulaires, Soyer propose une « fiscalité différenciée » :
- Aux Pays-Bas comme en France les droits de douane s’appliquent aux vêtements commandés hors UE et supérieures à 150 euros. « Mais lorsque vous commandez des articles bon marché de Shein ou Temu, ce seuil est rarement atteint. » Elle suggère de généraliser les droits de douane de 12 % à toutes les commandes de vêtements, créant ainsi des conditions plus équitables.
- Sa deuxième suggestion vise à réduire, voire d'abolir, la TVA sur les vêtements d'occasion pour en diminuer le coût et les rendre plus attractifs.
- En début d’année, la France a voté une proposition de loi introduisant une taxe de 5 euros sur chaque article de fast fashion vendu. Pour Soyer, cette action est toutefois compliquée. « Légalement, cela reste complexe, car il est difficile de définir précisément ce qui entre dans la mode ultra-rapide. »
- Une autre idée serait d'étendre le Carbon Border Adjustment Mechanism (en français : le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, CBAM) aux frontières européennes, actuellement en vigueur pour des secteurs comme l'acier, l’aluminium, les fertilisants, et l’électricité. « Nous pourrions y ajouter les plastiques d'origine fossile, à la base de nombreuses matières synthétiques populaires comme le polyester, par exemple. »
- Autre suggestion proposée par Soyer : « Taxer les matières premières primaires et vierges plutôt que la main-d'œuvre est un changement qui figure sur la liste des souhaits depuis un certain temps. » Ou : si la taxe sur les matières premières secondaires / recyclées est réduite, l'utilisation de matériaux recyclés devient alors plus attrayante.
- Enfin, l’experte évoque la tarification « juste » (True Pricing), qui prend en compte les coûts réels, notamment l'impact sur les personnes et l'environnement. Selon elle, ce concept rendrait la mode produite de manière responsable moins chère et celle exploitant l’environnement ou les personnes plus coûteuse, même si cette approche reste encore assez marginale.
Que devraient faire les entreprises de mode ? Où en sont-elles et que reste-t-il à accomplir ?
« Beaucoup d'acteurs, y compris les grandes enseignes, explorent des stratégies circulaires, » note Soyer. Par exemple, H&M et Zalando ont mis en place des canaux de revente. « Cependant, l'équilibre financier est encore difficile à atteindre », explique-t-elle, précisant que le marché de la seconde main est en concurrence avec les marques d’ultra-fast-fashion comme Shein et Temu. Pour elle, cette mode doit devenir plus chère, soulignant l’importance de la « tarification juste ».
L'upcycling est un autre effort circulaire. C’est la spécialité de créateurs tels que Ronald van der Kemp (RVDK), Duran Lantink et Marine Serre. « Avec le upcycling., le défi réside dans l'augmentation de l'échelle » explique-t-elle, car créer des articles uniques à partir de matériaux de récupération ou de vêtements usagés reste difficile à grande échelle.
Elle estime également qu’il est important que les entreprises de mode - même celles qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas encore changer totalement leur modèle économique - intègrent les réparations dans leurs opérations. Enfin, la perception des consommateurs est un autre obstacle : ils se tourneront moins vers la réparation tant que le neuf restera bon marché. Pour que la réparation devienne plus attractive, il faut réapprendre à valoriser les vêtements. Soyer note : « Aux Pays-Bas, une initiative récente (lancée par This is Free Fashion) proposait des vêtements gratuits. On pourrait penser que ces initiatives, même bien intentionnées, freinent en réalité la revalorisation des vêtements. Nous avons besoin d’un mouvement différent. »
Bonne nouvelle : l’intérêt pour la réduction et la réutilisation augmente
L'experte reste optimiste pour l’avenir. « L’attention se tourne de plus en plus vers le premier échelon de l'échelle R : Réduire », explique Soyer. « Auparavant, l’accent était surtout mis sur le Recyclage, à la fin de la chaîne d'approvisionnement. » Aujourd'hui, on considère davantage l'impact environnemental dès le début du processus de production. Et plus l’on monte dans l’échelle R, plus les économies de matières premières sont significatives.
D’autre part, l’intérêt pour la réutilisation augmente.« La marque Patagonia trie les vêtements récupérés par couleur pour en créer de nouveaux. » Cette réutilisation réduit le besoin de produire davantage, un point important quand on sait que la production est l’étape la plus polluante.
Innovation et collaboration
« Différents secteurs devraient collaborer davantage sur des solutions circulaires, » estime Soyer. Après tout, il y a beaucoup à apprendre d'autres entreprises. « Dans la construction, par exemple, de nombreux travaux sont déjà réalisés avec des matériaux biosourcés plus durables. Les entreprises recherchent actuellement quels agents de liaison utiliser pour permettre le démontage des produits en fin de cycle de vie. » Cela pourrait également être intéressant pour l'industrie de l'habillement.
La fabrication de nouveaux vêtements à partir de vieux vêtements usagés, également appelée recyclage textile, reste encore peu pratiquée dans l'industrie de la mode. La majorité des vêtements jetés sont principalement downcyclés, c'est-à-dire qu'ils sont transformés en produits de faible valeur, comme des matériaux isolants pour les maisons, du rembourrage pour les sièges de voiture ou des chiffons de nettoyage.
« Les collecteurs de textiles et les entreprises de recyclage, comme la société néerlandaise Sympany, qui souhaitent se développer en tant que négociants en matières premières, font face à de nombreux défis, y compris technologiques (les vêtements sont souvent constitués de différents mélanges, tandis que le recyclage se fait généralement par matière première) », déclare Soyer. Maintenir la qualité est également un défi.
En résumé
Les entreprises du secteur de la mode ont commencé à adopter des modèles économiques circulaires, mais il reste encore beaucoup à faire. Un changement dans le comportement des consommateurs, un soutien accru des pouvoirs publics et des avancées technologiques figurent parmi les facteurs essentiels pour accélérer et réaliser la transition vers la mode circulaire.
Cet article a initialement été publié sur FashionUnited.nl. Il a été traduit et édité en français par FashionUnited France.
Sources:
- Interview Mirella Soyer, Professor (Lecturer) in Behaviour for Circular Transitions, Rotterdam University of Applied Sciences, le 22 août 2024.- Échanges avec Jasmien Wynants, propriétaire de l'agence Masjien spécialisée dans la mode durable, en septembre 2024.
- Le rapport 'ETC CE Report 2024/4 Volumes and destruction of returned and unsold textiles in Europe's circular economy' by Tom Duhoux, Dina Bekkevold Lingås, Lars Fogh Mortensen, mars 2024.
- Échanges en août 2024 avec Simone Preuss, journaliste pour FashionUnited.
- Les archives de FashionUnited.