Faire évoluer les marques de luxe au-delà de leurs créateurs
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L’industrie de la mode et du luxe est en perpétuel changement, profondément marquée par le départ de créateurs éponymes. Leur retrait représente aujourd’hui un enjeu de taille, en particulier pour les maisons plus jeunes. Tom Ford s’apprête à vivre une transition cruciale après le départ de Peter Hawkings, qui avait rejoint la griffe américaine en tant que directeur créatif en avril dernier. Elle rejoint ainsi des maisons telles que Helmut Lang, Martin Margiela ou encore Jil Sander qui doivent faire face aux défis de maintenir une dynamique créative dans une ère post-fondateur.
La situation fragile, à laquelle sont confrontées ces griffes, contraste avec la relative stabilité des maisons établies telles que Chanel, Balenciaga et Givenchy, qui ont depuis longtemps surmonté des transitions similaires. Ce constat soulève dès lors une question cruciale pour l’industrie : comment les marques de luxe plus jeunes peuvent-elles évoluer avec succès au-delà de leurs fondateurs, tout en préservant leur ADN ?
Préserver son ADN
Ce problème peut être attribué à une multitude de facteurs, parmi lesquels l’héritage de la marque. Et pour cause, les maisons plus anciennes ont pu bénéficier de temps. Au fil des décennies, leurs identités ont ainsi pu mûrir et se renforcer, survivant à la disparition de leurs fondateurs depuis des générations à l’instar de Dior, Chanel ou encore Louis Vuitton. Cette longévité leur a donné l'opportunité de développer un ADN de marque qui transcende toute vision créative unique, simplifiant le passage d’un directeur artistique à un autre. Et il y a fort à parier que Chanel, qui nommera prochainement un nouveau leader créatif après sa séparation avec Virginie Viard, sera moins sujette aux fluctuations que Tom Ford.
Le bénéfice du temps
Inversement, des marques plus jeunes comme Tom Ford se trouvent dans une position plus délicate. Le départ de leurs fondateurs est cumulé à un héritage encore jeune dans la mémoire collective des consommateurs. Par conséquent, les propriétaires doivent trouver le juste équilibre entre la préservation d’un héritage encore en construction et de nouvelles propositions artistiques.
Les attentes des consommateurs jouent un rôle crucial dans cette dynamique. Pour les marques plus récentes, les clients ont souvent des attentes très spécifiques basées sur les dernières créations du fondateur, rendant toute déviation potentiellement contentieuse.
Le paysage corporatif complique également le positionnement de ces marques. Alors que les maisons de luxe comme Balenciaga et Fendi sont depuis longtemps intégrées dans de grands conglomérats de luxe avec des systèmes bien huilés pour assurer les transitions entre directeurs créatifs, les marques plus jeunes connaissent souvent leurs premiers changements majeurs de leadership sous une nouvelle propriété corporative. Cela peut entraîner des conflits entre les attentes et les impératifs commerciaux, déstabilisant davantage le processus de transition.
De plus, l'industrie de la mode a elle-même subi des changements sismiques. Les transitions des maisons plus anciennes se sont tenues à une époque de moindre intensité médiatique, avec des saisons de mode plus lentes. Les marques d'aujourd'hui doivent évoluer sous le regard impitoyable des médias sociaux et sur un marché qui exige une innovation constante, sans parler des profits pour les actionnaires.
Les marques établies disposent généralement de portefeuilles de produits diversifiés et de multiples sources de revenus, ce qui leur permet de lutter contre les turbulences des transitions créatives. À l’inverse, les griffes récentes souvent dépendantes de produits ou de styles signatures étroitement associés à leurs fondateurs, sont confrontées à des risques financiers plus importants pendant les périodes de flux créatif.
Ces jeunes maisons peuvent-elles réussir à passer d'une créativité dirigée par leur fondateur à des marques institutionnelles durables ? La réponse réside probablement dans leur capacité à identifier un ensemble de valeurs fondamentales de la marque qui peuvent résister et s'adapter aux changements de leadership créatif. La marque de luxe Helmut Lang, par exemple, n'a jamais atteint le succès qu'elle a connu lorsque M. Lang était chargé de la création. Jil Sander a vu se succéder Milan Vukmirovic, Raf Simons, Rodolfo Paglialunga, un bref retour de la fondatrice Jil Sander, puis Lucie et Luke Meier à la tête de sa direction artistique. Ces derniers sont aujourd’hui plutôt bien reçus par la sphère de la mode.
Estée Lauder, qui a racheté Tom Ford pour la somme de 2,8 milliards de dollars, ne peut se permettre de voir les ventes et la pertinence de la marque décliner. Sous la direction créative de M. Ford, tous les aspects, du marketing à la conception des magasins, des campagnes publicitaires aux défilés et collections de produits, étaient le résultat d’une seule vision, celle de M. Ford. Même si les dernières collections de prêt-à-porter étaient peut-être moins tendances, elles conservaient une certaine cohérence. Aujourd’hui, le groupe peut compter sur les ventes de produits de beauté et de parfums, qui assurent à la marque une stabilité financière. Si celles-ci viennent toutefois à diminuer, Estée Lauder aura besoin d’un plan de secours et d’assurer l’évolution de la marque, sans Tom Ford à sa tête. Il s’agit là d’un défilé de taille car même Peter Hawkings, qui semblait intrinsèquement comprendre la marque et ses valeurs, n’a pas pu soutenir la transition.
Cet article a initialement été publié sur FashionUnited.com. Il a été traduit et édité en français par Aéris Fontaine.