Paroles d’experts : créer son e-shop, un business ou une galère ?
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« Selon McKinsey, la crise de la Covid-19 a accéléré la digitalisation des entreprises d'environ sept ans ». Cette phrase écrite et répétée tant fois ces deux dernières années est une réalité qui a certainement dû faire réagir de nombreux chefs d’entreprises sur l’état digital de leur propre activité. Qu’en est-il des commerçants indépendants ? Et plus particulièrement des boutiques de mode ?
Si aujourd’hui il pourrait sembler évident que chaque boutique multimarque de France possède un site e-commerce, ce n’est pas encore le cas, et la plupart en ont fait des cauchemars. Nous sommes partis à la rencontre de ces chefs d’entreprise passionnés de mode, pour comprendre comment s’est passée leur digitalisation.
Florent Tamisier, Directeur associé Mars Branding.
Julie Le Gall, Directrice associée Mars Branding.
Les détaillants y vont à tâtons
À Provins, chez Carol’yne et John, prêt-à-porter femme, Séverine Morvan avance lentement mais surement. Elle nous confiait ses hésitations et questionnement sur la méthode à suivre. Très organisée sur la gestion de ses réseaux sociaux, elle savait qu’il fallait passer le cap et a finalement choisi de déléguer cela à une entreprise spécialisée.
« Au premier confinement, j’avais commencé à regarder comment créer un site sur Wordpress, mais c’est trop compliqué, je ne me sentais pas de me lancer, explique Séverine Morvan. Finalement, au deuxième confinement, on s’est rapproché d’une société spécialisée, mais il restait le problème des stocks. Doivent-ils être dédiés au site ou le même que la boutique ? »
Effectivement, la question du stock est primordiale et il n’est pas souvent évident de prendre une décision, d’autant plus qu’au niveau opérationnel, cela soulève beaucoup d’autres problématiques.
Séverine explique : « Moi, j’aurais tendance à mettre un stock dédié quand d’autres préfèrent tout mettre. Mais tout mettre c’est un boulot monstre. Des photos, il en faut trois, les matières, la description, cela prend un temps épouvantable, après il faut faire une sélection qu’il faut anticiper six mois à l’avance et vous devez commander les produits que vous mettez sur votre site en deux tailles pour les avoir en boutique et sur le site. »
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À chaque structure sa problématique, si Séverine hésite sur la méthode à appliquer dans sa boutique, Aubin Jeanteur lui ne peut pas se permettre de faire les choses à moitié et la digitalisation de son activité doit impliquer l’ensemble de ses employés. Situé à Charleville-Mézières, les grands magasins Jeanteur représentent 150 ans d’histoire, 3 000 mètres carrés de surface de vente et surtout, un des derniers grands magasins indépendants de France. En 2020, Aubin s’est finalement décidé à mettre en place un site e-commerce pour des raisons stratégiques. Le développement de son site internet fait partie des axes de modernisation de son activité, c’est un moyen de rajeunir sa clientèle.
« L’idée c’est de montrer aux jeunes qu’ils peuvent trouver Puma chez Jeanteur, et qu’ils n’ont plus besoin d’aller uniquement chez Courir », nous explique Aubin Jeanteur. N’ayant pas non plus de repère ou de méthode pour se lancer, il a compté sur son réseau professionnel grâce auquel il peut mutualiser certains coûts de gestion et de système d’information.
« Nous avons très longtemps hésité avant de nous lancer dans la mise en place de notre site de vente en ligne. Principalement pour des questions de référencement, on s’est lancé en prenant exemple sur les réseaux de points de vente multimarques avec lesquels nous échangeons régulièrement. »
« C’était un peu laborieux au début mais on a appris, on s’est lancé. »
Le référencement des fiches produits, comme la question des stocks, est un sujet qui revient souvent sur la table, encore plus lorsqu'il s’agit d’un grand magasin généraliste. Faut-il mettre tous ses produits sur son site internet ou en faire une sélection ? Aubin s’est lancé et a mis en ligne 8 à 10 000 références, allant jusqu’à l’épluche légume !
« C’est colossal, je ne sais pas exactement le quantifier, mais j’ai mis les ressources qu’il fallait, raconte le dirigeant. J’avais trois temps plein qui ont fait ça pendant deux mois. C’était un peu laborieux au début mais on a appris, on s’est lancé, on a appelé les marques pour récupérer de la data, on a appris à convertir leur fichier, on a créé notre propre mode de fonctionnement et on fait 2 pour cent du chiffre d’affaires sur notre site internet. »
Un travail de titan réalisé grâce à une équipe d’alternants en BTS et un chiffre d’affaires pas encore très significatif, pourtant, Aubin fait partie de ces chefs d’entreprises qui restent convaincus que l’avenir passera par le digital.
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S’appuyer sur ses fournisseurs semble être un levier indispensable d’accélération. En effet, la plupart des marques ayant déjà des visuels pour les fiches produits comme pour les images de campagnes, il est plus rentable de les récupérer chez eux, d’autant plus que tout le monde n’a pas l'œil, ni le temps, ni l’argent pour organiser des shootings, nous explique Céline Tobelaim, gérante de la boutique Modi’in à Toulouse.
« C’est moi qui fais aujourd’hui toutes les fiches produits, qui demande aux fournisseurs les photos de leurs produits, je n’avais ni le temps, ni les moyens de faire des shootings photo avec des pros comme certains peuvent le faire, même si je veux aller dans cette direction. Prendre le contenu des fournisseurs nous a permis de nous lancer rapidement, car la qualité du contenu est extrêmement importante, que ce soit sur le site ou sur les réseaux. »
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Faire des shootings photo pour créer son identité et se différencier, effectivement, c’est le next step. Surtout quand on sait que la plupart des points de vente distribuent les mêmes marques. Cela permet d’éviter que tous les sites internet des boutiques aient les mêmes visuels et ne soient que des répliques les uns des autres.
Mais on ne peut pas faire n’importe quoi, attention aux contrôles des marques nous avertit Françoise Baude Guichou de Max’Luna à Grenoble : « Si on prend une marque comme Diesel, on est obligé de demander à la marque une autorisation pour vendre sur internet. Aujourd’hui, on est revendeur agréé en boutique et il faut devenir revendeur agréé sur le net. C'est-à-dire qu’ils veulent que notre site internet soit représentatif de la marque, que ce ne soit pas un vieux truc pourri avec des photos qui ne ressemble à rien. »
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Ils ne sont pas toujours bien accompagnés
Caroline Lumbroso est la fondatrice des trois concept stores Blush à Lyon, elle fait partie de ces détaillants qui n’ont pas attendu le confinement pour se lancer et se sont mis à vendre sur internet dès 2017. Aujourd’hui, elle maîtrise parfaitement le sujet et considère son site internet comme une boutique. « Wix c’est génial quand vous démarrez, c’est extrêmement ludique et ergonomique quand vous avez entre 50 et 200 produits, mais après il faut changer et passer sur Shopify, admet Caroline Lumbroso. Moi, en un an, avec mes deux stagiaires, on a réussi à faire de ce site internet une 4ème boutique en termes de chiffre d’affaires avec 1 500 références, mais c’est un vrai investissement de temps et d’argent. »
Il y a une espèce de fossé qui s’est créé entre les machines de guerre que sont les grandes enseignes et les petits commerçants de quartier »
Génial, oui, mais tout n’est pas si simple, Caroline revient sur son expérience pour nous expliquer les difficultés qu’elle a eu à avoir accès à l’information : « Moi, ce que je déplore, c’est que je trouve que les commerçants sont extrêmement seuls face à ce développement. Il y a une espèce de fossé qui s’est créé entre les machines de guerre que sont les grandes enseignes et les petits commerçants de quartier. Personne n’est là pour vous aider à trouver des solutions digitales, beaucoup de commerçants se sont fait avoir en développant des sites qui coûtent une fortune, alors qu’on sait qu’aujourd’hui il y a des plateformes qui permettent de le faire, c’est très facile. Il y a une espèce d’élitisme de cette donnée, qui fait que vous êtes un peu perdu. Prenez l’exemple d’Alma qui est une solution géniale et hyper fluide pour faire du 3x sans frais. On a mis très longtemps à les trouver, personne ne nous a donné d’info. »
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Cela coûte très cher
Vendre en boutique et vendre en e-commerce semble être devenu complémentaire et indissociable pour la survie d’un business. Cependant, beaucoup vous le diront, ce sont deux métiers différents. Il faut donc prendre le temps, d’apprendre, de se former, de recruter, il faut prendre le temps de s’en occuper. Et quand bien même l’équipe d’alternants sera recrutée, formée et subventionnée, il restera le sujet du coût de fonctionnement. Car de la même manière qu’une boutique, un site internet doit être rentable. Vincent Redrado, Directeur Général et fondateur du cabinet de conseil Digital Native Group et des concept stores Marquette alerte sur les coûts d’acquisition qui sont à prendre en considération dès le début.
« Pour moi le loyer que tu payes pour tes boutiques c’est ton coût d’acquisition, rapporte le DG. Dans le monde réel, si tu n’as plus de boutique, tu n’as plus de trafic. Sur le digital, si tu ne payes pas ton Facebook, tu n’auras personne sur ton site. Aujourd’hui les banques ne financent pas de la même manière loyer et coûts d'acquisition, mais pour moi c’est la même chose. »
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Ils développent leur identité et leur créativité
Alors entre bricolage, alternants et duplication du loyer, on a l’impression que cette mutation vers le digital est lente et douloureuse, mais comme pour toute chose, la persévérance paie et développe même des opportunités. En effet, si beaucoup redoutent encore de se lancer sur le e-commerce, ceux qui ont fait le pari de la réussite, ces entrepreneurs de l’extrême que rien n’arrête, ont développé leur univers et leur singularité. Ces chefs d’entreprises qui restaient en retrait de leur clientèle se sont mis sur le devant de la scène pour devenir de mini-influenceurs. En témoigne Olivia Kharoubi, des Impertinentes à Paris qui a organisé son emploi du temps autour de la création de contenu.
« Tous les mardi de 15h à 17h30, je suis en shooting photo avec mon photographe pour alimenter mon site en nouveautés, raconte Olivia. Les mercredis, je viens une heure plus tôt avant l’ouverture du magasin pour tourner les reels et l'IPTV avec mes alternants. Et tous les samedis matins, je mets la nouvelle vitrine en photo sur Instagram. »
Ce rythme lui permet de dynamiser son offre, de gagner en notoriété et de créer du trafic en boutique Du live shopping à TikTok, elle considère que les réseaux sociaux sont indispensables au futur du détaillant. Son expérience en la matière permet également d’alerter sur certains dysfonctionnements des plateformes.
Elle raconte : « On a pu faire des tests très bêtes sur des posts. Avec sensiblement la même tenue, que cela soit un look au sol ou un look porté, peu importe. Quand je vais mettre un lien commercial qui va renvoyer directement sur le site, la photo va moins performer que s'il n’y a rien dessus. C’est dommage lorsqu’on sait que ces fonctionnalités ont été créées pour les commerçants. »
Les impertinentes : 56K abonnés Instagram
D’autres points de ventes, beaucoup moins nombreux cette fois-ci, sont carrément passés de l’autre côté de la barrière et leur activité est à présent majoritairement en ligne. Georges Simon, cofondateur de Jane de Boy à Bordeaux nous explique comment ils sont passés de 2 millions d’euros en 2016 à 6 millions en 2019 grâce à leur site internet en mettant en place différentes levées de fonds.
« On s’est inspiré des belles histoires françaises et étrangères, je pense à Lulli sur La Toile qui est bien plus important que nous par exemple ou notamment à Mytheresa et Matchesfashion. Ces boutiques ont compris qu’il fallait pousser les murs et aller chercher des clients dans le digital. La prise de conscience, ça a été de se demander, comment une boutique comme Matches à Londres, ou Mytheresa à Munich pouvaient faire 10 millions d’euros, puis 100 millions d’euros, jusqu'à être valorisées à 1 ou 2 milliards de dollars aux USA ? »
Une belle histoire française quand on sait que JaneDeBoy.com a été créé il y a 16 ans en réponse à une marée noire dans le bassin d'Arcachon qui a fait vivre un été sans touristes aux commerçants. 16 ans à évoluer comme n'importe quel site e-commerce, jusqu’à une première levée de fond qui apportera l'investissement financier nécessaire pour développer le concept.
Georges confie : « Aujourd'hui on a un directeur d’exploitation, un département communication, un département influence, un département qui s’occupe du catalogue photo et un département logistique. »
Jane de Boy : 84K abonnés Instagram
Ce podcast est une création de l’agence de communication digitale Mars Branding dirigée par Julie Le Gall et Florent Tamisier. Pour en savoir plus : cliquez ici.