Mode en Provence : un savoir-faire en péril, un avenir à construire

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Fask Academy. Credits: FashionUnited.

Si la mode française est une vitrine de la créativité et des savoir-faire français, elle n’échappe pas aux fractures contemporaines qui traversent l’industrie textile. Entre l’impératif du Made in France, la raréfaction des compétences techniques et l’isolement des acteurs, la Région Sud illustre à elle seule les contradictions d’un secteur tiraillé entre désir de relocalisation et contraintes économiques. C’est dans cet entre-deux que Jocelyn Meire, fondateur de Fask et de Fask Academy, par ailleurs président de Mode in Sud, tente d’articuler une réponse collective, conscient des enjeux structurels et soucieux de préserver un héritage menacé.

Un écosystème fragmenté, un savoir-faire en sursis

L’industrie de la mode en Région Sud est un foisonnement de talents dispersés. Artisans, créateurs indépendants, marques et ateliers de confection évoluent dans une proximité géographique qui ne suffit pourtant pas à structurer une filière cohérente. De plus, un grand nombre de talents restent invisibles aux circuits institutionnels. « Dans cette industrie, de nombreux artisans et talents récemment arrivés en France débutent en rendant service à un proche, avant de structurer progressivement leur activité, explique Jocelyn Meire. Ce qui commence comme un simple coup de main évolue parfois en un véritable atelier. Pourtant, ces structures restent souvent invisibles aux yeux des circuits institutionnels, non par manque de transparence, mais parce que la complexité administrative constitue un obstacle majeur. »

L’absence de relais entre ces différents acteurs compromet la transmission des savoirs et accentue la précarisation des métiers techniques. Or, si le savoir-faire n’est plus transmis, il disparaît. Jocelyn Meire en est convaincu : « Voir disparaître de nombreux emplois d’ouvriers de confection en France depuis les années 1990 est une chose ; mais ne plus en avoir du tout et ne rien faire pour endiguer ce mouvement, c’est condamner toute une filière. » Une mise en garde qui résonne d’autant plus que la demande pour une production locale n’a jamais été aussi forte.

L’injonction du Made in France, entre idéal et impossibilité

Plus qu’une simple tendance, la volonté de produire en France est un désir affirmé par 95 % des 650 entreprises interrogées par Mode in Sud. Pourtant, entre cette aspiration et sa concrétisation, le fossé reste immense.

Produire une centaine de chemises, quelques dizaines de pièces en séries limitées, passer commande auprès d’un atelier français : autant de démarches qui, faute de solutions viables, restent trop souvent des vœux pieux. Les coûts, la rigidité des circuits de production et la difficulté à trouver une main-d’œuvre qualifiée viennent contrarier une dynamique pourtant portée par une véritable demande. Le Made in France est moins une évidence qu’un défi, moins une solution immédiate qu’un horizon à construire.

« Tous les créateurs aspirent au Made in France. Tous. Pas seulement un occasionnellement, mais systématiquement, dès leur arrivée chez Fask. La crise de 2020 a marqué un tournant, suscitant une réflexion de fond sur les modes de production. Cette exigence n’émane pas uniquement des créateurs eux-mêmes, elle est avant tout dictée par la demande », souligne Jocelyn Meire. Mais la filière, en l’état, ne dispose pas des ressources nécessaires pour répondre à cette attente. Le paradoxe est frappant : les marques souhaitent produire en France, sous la pression de leurs clients, mais l’industrie peine à suivre.

Pour combler ce fossé, l’école Fask Academy met en relation entrepreneurs et élèves en formation. Les marques peuvent ainsi faire produire en petites séries sans refuser de commandes, tandis que les élèves acquièrent une expérience concrète. Cette dynamique s’étend jusqu’aux métiers d’exception, comme la broderie. L’école fondée par Jocelyn Meire propose ainsi un cursus de CAP Arts de la Broderie à Marseille pour éviter aux jeunes talents d’avoir à s’exiler à Saint-Étienne ou Caen. « Ce n’est pas un secteur de volume, mais l’ennoblissement du vêtement, même en dehors de la Haute-Couture, est essentiel », insiste-t-il. « Si demain, il n’y a plus de brodeurs en France, c’est un pan du patrimoine qui s’effondre. »

Fask Academy. Credits: FashionUnited.

L’importance du réseau : une question de survie

Dans un secteur où l’isolement est souvent synonyme de renoncement, la force des liens entre les acteurs conditionne leur capacité à exister. Loin de l’image romantique du créateur solitaire, la mode est avant tout une industrie d’interconnexions, où la mise en relation détermine l’accès aux opportunités.

Un réseau, c’est bien plus que des contacts : « c’est ce qui permet de débloquer une situation, même au moment où tout semble s’effondrer », affirme Jocelyn. « C’est cet interlocuteur qui connaît l’atelier capable de produire en urgence, ce fournisseur qui rendra un projet viable, cette personne qui saura à qui s’adresser lorsqu’une livraison est bloquée à la douane à deux jours d’un événement », poursuit-il. C’est aussi lui qui permettra de sourcer ailleurs, lorsque la production locale devient impossible.

Et ce phénomène est d’autant plus vrai dans le Sud, où les acteurs, souvent isolés, doivent s’appuyer sur ces connexions pour contourner les obstacles. Où les échanges sont faciles, mais où les actions concrètes s'avèrent, elles, bien plus ardues à mettre en œuvre. Dans cette logique, Fask ne se contente pas de fédérer, mais recrée aussi du lien là où il avait disparu, redonnant à l’écosystème la fluidité qui lui faisait défaut.

Former pour ne pas disparaître

Si le Made in France cristallise tant de tensions, c’est aussi parce qu’il met en lumière une pénurie de compétences trop souvent occultée dans le débat public. Loin de manquer de designers, l’industrie souffre avant tout d’un déficit de techniciens et d’experts en fabrication, alerte Jocelyn Meire.

Dans ce contexte, la formation dépasse largement le cadre académique : elle s’impose comme une nécessité économique et culturelle. C’est précisément cette vision qui a présidé à la création de Fask Academy, une école qui refuse l’isolement théorique au profit d’un apprentissage en immersion, au plus près des réalités du marché. Ici, les élèves ne se contentent pas d’acquérir un savoir-faire ; ils l’exercent concrètement, confrontés aux attentes des marques et aux contraintes de production.

Jocelyn Meire insiste : dans l’industrie de la mode, certaines tâches en apparence anodines ne pourront jamais être entièrement automatisées. La pose des boutons, par exemple, exige un geste de précision qui relève d’un véritable savoir-faire. Mais la maîtrise technique ne suffit pas : elle doit s’accompagner de rapidité et d’efficacité. « La productivité est le nerf de la guerre, pour chacun d’entre nous », souligne-t-il. Bien plus qu’un simple tremplin, cette approche traduit une conviction profonde : seule une implication directe des nouvelles générations dans la production, dès leur formation, permettra d’éviter l’effacement irréversible d’un savoir-faire déjà fragilisé.

Fask Academy. Credits: FashionUnited.

Un futur à écrire

L’industrie de la mode en Région Sud, et plus largement en France, se trouve à un moment charnière. Entre la volonté de relocalisation et les contraintes structurelles, entre la préservation d’un savoir-faire et les exigences économiques, les décisions prises aujourd’hui façonneront l’avenir de la filière.

L’histoire l’a montré, un savoir-faire ne disparaît pas brutalement, il s’efface lorsqu’il cesse d’être transmis, lorsqu’il manque d’espaces pour s’exprimer, lorsqu’il n’a plus les ressources pour perdurer. La prise de conscience actuelle sera-t-elle suivie d’actions concrètes ? Ou, comme trop souvent, la mode française se contentera-t-elle de constater, impuissante, ce qu’elle a laissé s’éteindre ? Plus que jamais, cette filière a besoin d’outils de mise en réseau, de structures capables de dépasser les idées reçues et de décloisonner les métiers. « Car un joaillier a autant à gagner à échanger avec un créateur textile qu’un artisan avec un distributeur », constate Jocelyn. Avant d’être des artistes, ce sont aussi des entrepreneurs, confrontés aux mêmes défis : accès aux fournisseurs, structuration des circuits de distribution, visibilité.

« Un tableau Excel ne raconte pas toujours la bonne histoire », rappelle Jocelyn. Et pour cause, dans une région où la concentration d’acteurs est moindre qu’ailleurs, fédérer ne signifie pas simplement recenser, mais accompagner. À Marseille, la centralisation facilite les synergies, mais qu’en est-il pour un entrepreneur basé à Gap ? Créer des ponts, c’est aussi garantir que chaque voix puisse être entendue et que les problématiques du terrain remontent jusqu’aux instances décisionnelles. « Oui, mais concrètement, à quoi ça sert ? », entend-on parfois. À porter ces enjeux auprès des métropoles, des chambres de commerce, des collectivités. À donner du poids aux acteurs de la mode face aux grandes orientations industrielles et créatives définies à l’échelle régionale.

Fédérer, c’est bien plus que rassembler. C’est permettre aux bonnes informations de circuler, aux opportunités d’émerger et aux projets de se structurer sur des bases solides. Il ne s'agit plus seulement de poser un constat, mais d'agir. Car demain, il sera trop tard pour réparer ce que l'on n'aura pas su préserver aujourd'hui. C’est toute l’ambition de Fask, et du syndicat Mode in Sud dont il est le bras armé.

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