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La mode grande taille : ce que l’Histoire nous enseigne

By Julia Garel

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Mode|INTERVIEW

Jill Kortleve, Ashley Graham, Jari Jones, Paloma Elsesser, Alexis Ruby… Ces noms sont ceux de mannequins plus size dont la popularité est intrinsèquement liée au mouvement d’une mode inclusive et du « body positive ». Autrement dit, elles sont le visage d’une mode - de Chanel à Coach - qui accepterait désormais la diversité du corps féminin. Mais est-ce là encore une simple histoire d’image ? L’industrie de l’habillement s’intéresse-t-elle vraiment au marché de la mode grande taille ?

Pour faire le point sur la mode plus size aujourd’hui, FashionUnited a choisi de faire parler l’Histoire à travers les mots de Lauren Downing Peters. L’enseignante-chercheuse américaine a consacré une thèse au marché de la mode « Stoutwear » - terme employé pour désigner les vêtements adressés aux femmes fortes - au début du XXe siècle. Intitulée « Stoutwear and the Discourses of Disorder: Fashioning the Fat, Female Body in American Fashion in the Age of Standardization, 1915-1930 », sa thèse permet un recul salvateur sur le sujet.

Tout d'abord, pourquoi avoir voulu étudier le marché du « stoutwear » ?

J'ai été touchée par le sujet lorsque j’étais encore étudiante à la Parsons School of Design en 2010, en MA Fashion Studies. Dans notre cours d'introduction à la théorie, nous avons été initiés au travail de Joanne Entwistle qui a théorisé la robe comme une « situated bodily practice » (littéralement « pratique corporelle située »). Sa théorie, qui s'inspire de la pensée de Michel Foucault, soutient que ce que nous portons est déterminé par les normes et les attentes des sociétés et des communautés dans lesquelles nous vivons et, surtout, que les corps humains sont des corps foncièrement habillés.

Selon moi, 2010 a également été l'année où la mode grande taille s'est vraiment répandue. Gabourey Sidibe a fait la couverture de V et Crystal Renn a publié ses mémoires, « Hungry ». Les discussions sur la façon dont les sentinelles de la mode décident de quels corps sont « in » ou « out » étaient alors centrales. Cela m’a amené à vouloir comprendre comment les femmes dont les corps bafouent les idéaux de beauté dominants, et qui peuvent être ou non identifier comme « plus-size » ou « grosses », négocient la stigmatisation identitaire avec le désire d’être à la mode.

C'était, dans le fond, le sujet de ma thèse de maîtrise et lorsque j'ai rejoint le Center for Fashion Studies de l'Université de Stockholm en 2013, j'ai réalisé que l'histoire de cette industrie était en grande partie non écrite. C’est ainsi que je me suis retrouvé à étudier l’industrie du « stoutwear », comme on appelait alors l’industrie de la mode grande taille au début du XXe siècle.

Comment la mode grande taille était-elle présentée et vendue au client pendant la période étudiée ? Quelle différence avec aujourd'hui ?

Au début de cette période, le « stoutwear », comme on l’appelait, était considéré comme une catégorie subsidiaire des vêtements de prêt-à-porter pour femmes. Vers 1915, c’est un peu comme si les fabricants se rendaient compte que les femmes «grosses» étaient une classe de consommateurs viable. L'industrie du « stoutwear » a alors émergé pour répondre à leurs besoins ; cependant, ces fabricants n'étaient, semble-t-il, pas très enthousiastes à l’idée de les courtiser.

La psychologie du consommateur était vraiment en plein essor à cette période et il y avait donc un profond désir de comprendre la « stout woman ». Dans la presse spécialisée, on avait beaucoup de mal à savoir comment et dans quelle mesure la femme ronde était différente de ses homologues élancés et ce qui la poussait à consommer. Ils ont finalement découvert que, sur le fond, l'aversion pour son corps et l'anxiété sociale étaient les principaux facteurs qui motivaient les achats de la « stout woman ».

Dans les médias pendant cette période, le « stoutwear » était vendu comme quelque chose pouvant amincir. En outre, la section « stoutwear » était proposée dans un département totalement séparé, loin des tailles standards pour femmes. Cela avait à voir avec les idées des spécialistes du marketing selon qui les « stout woman » préféraient être traitées dans un département séparé, loin du regard des curieux.

Bien que les choses changent certainement (quoique lentement) dans l'industrie de la mode (le récent défilé Fenty de Rihanna, qui présentait des modèles de toutes formes et tailles me vient à l'esprit), il est selon moi intéressant que les idées qui ont conduit le merchandising et la publicité des vêtements stout au début du XXe siècle persistent et restent aujourd’hui, pour la plupart, inchangés. Cela tient en grande partie au fait que les corps corpulents continuent d'être profondément stigmatisés en Occident, alors même que les discours positifs sur le corps sont de plus en plus répandus dans les médias de la mode.

Que pensez-vous de l'industrie de la mode grande taille aujourd'hui ?

On me demande souvent si je pense que le « body positivity » et la « size inclusivity » ne sont que la dernière tendance à laquelle les marques de mode se rattachent pour rester pertinentes. Mon recul sur l’histoire de la mode me permet, et je suis triste de le dire, qu’il s’agit, je pense, d’une tendance.

Je dis cela parce que je vois peu de marques grand public et de haute couture embrassant véritablement et de tout cœur l'inclusivité. Utiliser un seul (ou même une poignée !) de modèles grande taille sur vos podiums ne vous rend pas « woke » (terme anglais signifiant « être conscient des injustices et du système d’oppression qui pèsent sur les minorités » d’après une définition du site web Le Monde). De même, utiliser un modèle de taille US 10 pour annoncer votre nouvelle ligne de jeans « curve» ou vos leggings de yoga ne vous rend pas inclusif. Ce n'est un secret pour personne : la mode a connu des difficultés (même bien avant que la Covid ne déclenche ce que l'on appelle désormais « l'apocalypse du commerce de détail »), et je vois de manière un peu cynique l'adoption soudaine de modèles de taille non standard par la mode comme une tentative effrénée de rester pertinent et solvable.

Cela étant dit, il y a eu de nombreuses avancées vraiment intéressantes ces dernières années, de la part de startups et de marques qui ont toujours répondu aux besoins des personnes plus size. Par exemple, Universal Standard a étendu sa gamme de tailles jusqu'à une taille américaine 32 et la startup de sous-vêtements TomboyX a récemment étendu sa gamme de tailles non binaires jusqu'au 6X.

Bien que ces marques ne vendent pas la mode que l’on retrouve dans les magazine glossy, les produits qu'elles vendent - jeans, t-shirts et sous-vêtements - comblent vraiment des lacunes longtemps négligées sur le marché et ce qui pourrait être considéré comme une gamme complète de tailles.

Quelle découverte vous a le plus surprise au cours de vos recherches ?

Je pense que ce qui m'a le plus surprise, c'est le fait que séparer les grandes tailles dans un département distinct était une décision soigneusement réfléchie (même débattue !) Basée sur une étude de consommation plutôt légère.

Dans les revues spécialisées de l'industrie de la mode, où ces questions ont été discutées, j’ai vu beaucoup de remarques rédigées dans un langage très désobligeant. Ces annonceurs et marchands croyaient sincèrement que les « stout women » étaient fondamentalement différentes de leurs homologues élancées. Les idées et le langage utilisés dans ces articles étaient vraiment stupéfiants. Leurs préjugés étaient pleinement visibles, tout le monde pouvait le voir. Bien que vous puissiez noter les mêmes types d'idées circuler dans les médias et la presse professionnelle aujourd'hui, je pense que les gens sont généralement plus prudents avec leur langage.

Je pense parfois à quel point l'industrie de la mode grande taille (et donc l'expérience des femmes grande taille en matière de magasinage et en ce qui concerne l’action de s’habiller) serait différente aujourd'hui si une décision avait été prise il y a plus de cent ans de placer les tailles standard et grandes sur la même grille.

Quelle(s) leçon(s) pouvons-nous tirer de l'histoire de l'évolution du « stoutwear » ? Qu’est-ce que les marques de mode contemporaines grandes tailles devraient avoir à l'esprit ?

Je pense que les marques de mode seraient bien servies en reconnaissant que «grande taille» n'est pas une identité et ne correspond donc pas une catégorie de consommateurs.

Les détaillants et les annonceurs utilisent généralement quatre critères pour développer des groupes de consommateurs : ils doivent être identifiables, accessibles, mesurables et rentables. Autrement dit, un groupe de consommateurs doit être connaissable afin que l’on puisse créer et vendre des biens qui lui sont destinés. Les personnes plus size ou « grosses » posent donc un problème aux annonceurs et aux détaillants parce qu'elles existent dans toutes les catégories de revenu, de race et d'âge ; cependant, on a parfois l'impression que les besoins de tous ces différents types de personnes devraient être satisfaits au sein du département plus size.

En effet, dans les études qui enquêtent sur la satisfaction des femmes grandes tailles concernant l’achat des vêtements, ces-dernières se plaignent régulièrement de l'aspect terne et de ce que j'aime appeler l'esthétique « moralisante » de la mode grande taille, qui est souvent conçue pour couvrir et cacher le corps ou, alternativement, le remodeler à l'image de l'idéal élancé.

Je pense que les marques de mode grandes tailles contemporaines devraient simplement se souvenir que la taille plus n'est pas une catégorie monolithique et singulière et que les femmes fortes ont les mêmes désirs, intérêts et goûts esthétiques que les femmes élancées. Plutôt que de créer des collections capsules plus size, j’aimerais voir les marques grand public étendre simplement leurs gammes de produits afin que les femmes de taille standard et plus puissent faire leurs achats dans le même panier.

Ce n’est que lorsque cela se produira que, je pense, nous pourrons dire que l’industrie de la mode est vraiment inclusive.

Crédit : Look 35, SS21 Versace, courtesy

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