Mode digitale : le monde peut-il se passer de vêtements physiques ?
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Le mois dernier, la première robe de couture digitale a été vendue aux enchères à New York, par la marque The Fabricant, une entreprise basée à Amsterdam, spécialisée dans la conception de vêtement digitaux. Son prix de vente a atteint 9 500 dollars américains (soit plus de 8 300 euros). Bien qu’il puisse sembler étonnamment réel, ce coûteux vêtement fluorescent n'existe pas dans la réalité ; il ne s'agit que d'un fichier numérique.
Derrière le concept de vêtement virtuel se cache une vision audacieuse du futur de la mode, une vision qui prédit également la manière dont nous interagirons, à l’avenir, les uns avec les autres.
Vendue lors d’un sommet sur la blockchain, la tenue conçue par The Fabricant est un body argenté avec un manteau transparent. Elle sera montée sur la photo haute résolution de son nouveau propriétaire. Si l’expérience technologique et futuriste se prête peut être davantage à la communauté qui gravite autour des blockchains, l'idée d'un vêtement exclusivement virtuel a également des retentissements considérables pour le monde de la mode au sens large.
« Dans un environnement qui rend l'impossible possible, qui ne gaspille que des données et n'exploite que l'imagination, l'idée même de la matérialité semble dépassée », a déclaré The Fabricant dans un post Instagram. « Dans ce nouveau monde, les usines, les chaînes d’approvisionnement et les échantillons de tailles n’existent pas. Il n'y a pas non plus de camions de livraison à attendre, de vêtements à laver et aucun placard à désencombrer. »
Des vêtements taillés pour notre vie digitale
Rempli de produits virtuels, le flux Instagram de la société The Fabricant se lit comme le manifeste de la mode numérique et du nouveau monde qu’elle induit. Au cœur d’Amsterdam, dans un bureau vitré parsemé de plantes vertes, le cofondateur de The Fabricant, Kerry Murphy, expose sa vision lors d’un après-midi ensoleillé. Selon lui, si internet a donné naissance à de nouvelles manières d'interagir, il ne s’agit pour autant que des prémices.
« Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que nous construisons une couche virtuelle de notre existence physique avec les réseaux sociaux », a déclaré Murphy dans un débit rapide qui le fait paraître aussi optimiste qu’infatigable. « Mais quand vous pensez aux réseaux sociaux, ils sont en réalité assez sommaires en ce sens qu’ils ne concernent que la couche déjà établie vers laquelle nous menons notre vie. Alors, quelle serait la prochaine étape ? »
Par « sommaire », Kerry Murphy entend les formats texte, vocaux et vidéo qui nous connectent sur les médias sociaux sans qu’il y ait de véritables interactions entre eux. Il pense que l'avenir verra la manière dont nous interagissons dans le monde virtuel se rapprocher de celle dont nous le faisons physiquement. Au lieu d'envoyer des messages, nous interagirons avec des versions 3D numériques de nous-mêmes ; notre profil Instagram, par exemple, pourrait être un avatar. The Fabricant, que Murphy a co-fondé avec le designer hollandais Amber Jae Slooten, a déjà créé une collection de vêtements numériques comme des « jumeaux numériques ».
« Aujourd'hui, nous achetons à peu près les mêmes articles qu'au cours des 50 dernières années. Mais à part le commerce en ligne et les nouvelles plates-formes, il n'y a pas eu de réelles innovations. Il reste encore à démontrer comment la numérisation définira le secteur de la mode », a déclaré par téléphone Marjorie Hernandez, directrice générale de la startup berlinoise Lukso. Elle met actuellement en place un système de blockchain pour l’industrie de la mode et travaille avec Kerry Murphy : The Fabricant envisage de vendre sa collection numérique sur l’application de Lukso, qui sera lancée d’ici la fin de l’année. En utilisant la technologie blockchain, chaque pièce de couture numérique se voit attribuer un numéro d'identification unique - comme ce fut le cas pour la robe vendue aux enchères à New York - afin de donner à chaque vêtement une identité unique et de rendre sa reproduction plus difficile, augmentant ainsi la valeur de chaque pièce pour les collectionneurs.
Le détaillant scandinave multimarques Carlings a lancé une collection numérique l’année dernière, soulignant par le biais de sa publicité que ses pièces n’ont pas d’impact sur l’environnement. Les pantalons et les manteaux de la première collection coûtent jusqu'à 30 euros et sont « montés » sur la photo du client après l'achat. Le concept semble avoir eu un tel succès qu’une seconde collection a été annoncée sur le site. La mode numérique pourrait satisfaire notre besoin de nouveauté et d'expression de soi sans impact sur l'environnement : il suffit de monter une robe virtuelle sur la photo d'une personne avant de publier celle-ci sur les réseaux sociaux pour qu’elle fasse partie de nos vies.
Avec l’expansion insatiable de la fast fashion, l'industrie du vêtement a dû suivre la cadence effrénée des tendances. Si les vêtements étaient purement numériques, l’industrie n’aurait pas à s’inquiéter des conditions de travail et de la pollution dans les chaînes d’approvisionnement, ni des stocks non vendus et des déchets vestimentaires. Par ailleurs, de nombreuses entreprises souffrent économiquement de la distribution excessive de vêtements sur le marché, car les consommateurs - en particulier dans les pays riches - possèdent déjà plus que ce dont ils ont réellement besoin et n’achètent pas au prix fort. Pour autant, les consommateurs sont-il prêts à acheter des vêtements qu'ils ne peuvent pas porter ?
« Les objets de collection numérique, la mode numérique et les baskets numériques constitueront un marché énorme dans un avenir proche », a déclaré Marjorie Hernandez. En guise de preuve, elle pointe le jeu en ligne Fortnite Battle Royale. Les joueurs peuvent acheter des vêtements virtuels pour leurs personnages - ce qu'on appelle des « skins » - lesquels sont rapidement devenus un symbole de statut chez les adolescents. Le jeu en ligne offre un aperçu du potentiel de ces objets virtuels, explique-t-elle. Après tout, les vêtements ne vous gardent pas seulement au chaud, ils offrent également un moyen d'expression. Pourquoi cela ne devrait-il pas avoir lieu exclusivement dans le monde numérique, où les gens passent de plus en plus de temps, a déclaré Murphy.
« Est-ce véritablement quelque chose susceptible d’exciter le marché de masse à ce stade ? Je ne pense pas, mais je peux cependant l’envisager car nous sommes presque tous sur les médias sociaux », a déclaré Murphy. Dans cinq ans, il pourrait y avoir un marché pour les vêtements numériques, at-il ajouté, semblant quelque peu impatient. Un instant, il paraît frustré de devoir constamment répéter sa vision, certes futuriste, à des non-croyants. Plus confiant, il ajoute : « Aujourd’hui je pense que nous pouvons devenir une entreprise durable en ne vendant que de la mode numérique. Mais il faut une vision commerciale et repousser les limites. » Jusque-là, la société se financera par le biais de projets 3D pour des entreprises de mode. The Fabricant a, par exemple, recréé en images 3D la collection anniversaire du concept store de Hong Kong I.T.
À la frontière entre réalité et fiction
La première collection a été lancée en septembre dernier et une nouvelle est prévue chaque année. À l'instar de la vraie couture, les dessins détaillés de The Fabricant demandent beaucoup de temps et d'argent. La visualisation de la première collection a pris à elle seule plus d'un mois, tandis que l'ensemble du développement a duré plus d'un an. Créer des choses qui paraissent réelles en 3D est actuellement plus coûteux qu'une séance photo ou une vidéo. Par conséquent, les films sont toujours tournés dans un environnement réel et les effets 3D sont rarement utilisés, explique Murphy, qui a travaillé avec l'animation 3D pour l'industrie cinématographique avant de fonder The Fabricant.
Les pièces de son label de mode sont également taillées à la frontière entre réalité et fiction. « Nous faisons quelque chose qui ne serait pas physiquement possible », a déclaré Murphy. Il montre sur son ordinateur comment les motifs sont assemblés au sein de conceptions numériques dans des programmes informatiques 3D avant d'être ensuite animés par la biais d'un autre logiciel. Les pièces ont une apparence trompeuse, elles semblent tangibles mais il n’en est rien. La gravité, par exemple, est suspendue au tombé du tissu. Ce ne serait pas possible dans une pièce physique, explique Murphy en parcourant du doigt les coutures de la combinaison numérique jaune aux manches en fourrure surdimensionnées.
De retour dans la rue, la lumière du soleil est éblouissante, le ciel bleu est sans nuages et les bords des canaux apparaissent soudainement surréalistes ; les sonnettes des vélos tintent au loin. L'écho des derniers mots de Kerry Murphy résonne encore à l'esprit : « Le monde n'a plus besoin de vêtements physiques. Il y a déjà tellement de belles choses qui existent, a-t-il vraiment besoin de plus ? Notre réponse est non. »
Cet article a été traduit et édité en français par Julia Garel.
Image : The Fabricant