Rana Plaza : dix ans après
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Paris - Une usine textile s'effondre au Bangladesh et des Occidentaux sidérés découvrent les visages de plus de 1.130 travailleurs morts d'avoir fabriqué leurs vêtements dans des conditions indignes. Dix ans après, les multinationales de la fast-fashion font des efforts mais les ONG réclament toujours de vraies contraintes juridiques.
Un long bâtiment grisâtre affaissé, des corps inanimés et poussiéreux, des mutilés à vie : les images du Rana Plaza, qui abritait à Dacca des ateliers de confection pour diverses grandes marques occidentales (Benetton, Primark, Walmart, Auchan, C&A, etc.), ont ému l'opinion internationale.
Ce "Titanic de la mode", tel que le qualifie Catherine Dauriac, présidente de Fashion Revolution France, émanation d'un collectif international né après la catastrophe, a été le catalyseur d'une loi française pionnière, en 2017, sur le devoir de vigilance des entreprises. L'Union européenne planche sur une législation s'en inspirant, qui viserait les atteintes aux droits humains et sociaux, ainsi que les dommages environnementaux des entreprises européennes dans leur chaîne de production.
La loi française permet "d'appréhender la responsabilité des sociétés-mères pour les activités de leurs filiales à l'étranger", en imposant aux groupes d'établir, mettre en œuvre et rendre public un plan de vigilance, explique Sandra Cossart, directrice de l'ONG Sherpa qui défend les victimes de "crimes économiques". "En cas de non-respect, la responsabilité civile de la société peut être engagée."
Une dizaine de procédures ont été lancées depuis par des ONG, contre des groupes comme Casino, Yves Rocher, Suez... Une première décision judiciaire, en février, a toutefois débouté les associations qui attaquaient TotalEnergies et son mégaprojet pétrolier en Ouganda et Tanzanie.
Manque de signataires
Au Bangladesh, un mois après la catastrophe, un accord sur la surveillance de la sécurité des usines de confection a été signé entre syndicats et multinationales de l'habillement. Depuis 2023, il est officiellement étendu au Pakistan.
Sous l'égide de l'Organisation Internationale du Travail (OIT), il contraint quelque 200 signataires (dont H&M, Zara, Primark, Uniqlo...) à financer un système indépendant d'inspection des usines, décrit Nayla Ajaltouni, déléguée générale du collectif Ethique sur l'étiquette. Depuis 2014, 1.600 usines ont ainsi été rénovées et sécurisées au Bangladesh (environ la moitié du parc), selon elle.
Mais certains grands groupes n'ont pas signé, parmi lesquels Walmart, Ikea, Amazon, Levi's, Auchan, dénonce Mme Ajaltouni. Interrogé par l'AFP, le groupe espagnol Inditex, maison mère de Zara, qui comptabilise 930.000 ouvriers employés dans des entreprises locales travaillant pour lui, affirme ne pas avoir attendu ce drame pour mener des audits chez ses fournisseurs et avoir accéléré ses procédures d'évaluation depuis.
Il rappelle, comme H&M et Uniqlo, qu'il n'avait pas d'atelier au Rana Plaza. Le géant suédois dit aussi rendre publiques depuis 2013 des informations relatives à ses usines partenaires (filature et fabrication). Et le japonais Uniqlo évoque un programme de formation lancé en 2019 pour les femmes souhaitant devenir superviseurs au Bangladesh, avec le soutien d'ONU Femmes. De son côté, l'irlandais Primark assure continuer à soutenir financièrement des centaines de victimes, à hauteur de "plus de 14 millions de dollars à ce jour". L'entreprise dit avoir mené ou fait mener 2.400 audits en 2021.
Des audits contestables
Ce "recours massif aux audits sociaux" a "des limites", avertit Laura Bourgeois, chargée de contentieux et plaidoyer à Sherpa. Outre le lien financier entre l'auditeur et la multinationale qui a commandé l'audit, la responsable dénonce "des entretiens entre auditeurs et ouvriers organisés sur place ou en présence du manager", voire des "audits truqués avec des usines un peu montées de toutes pièces". De plus, "il y a un raccourci qui est fait entre l'annonce d'un audit" et les mesures correctives effectivement prises.
Pour Nayla Ajaltouni, l'émergence récente de l'ultra fast fashion et de ses produits aux coûts toujours plus bas est "le signe de l'échec de la responsabilité sociale des entreprises. SheIn, c'est l'illustration de l'absence de régulation de la mode". Ce vendeur chinois en ligne, qui taille des croupières aux marques de fast fashion avec des vêtements très peu chers, est régulièrement mis en cause pour les conditions de fabrication de ses produits. Il n'a pas répondu aux sollicitations de l'AFP.
Sandra Cossart, elle, tance des entreprises qui jouent "un double jeu, apparaissant respectueuses (...) mais passant énormément de ressources notamment financières et humaines à travers leurs lobbys pour détricoter toutes ces législations". Scrutées par la société civile, "elles ont pris conscience" qu'elles devaient changer, mais juridiquement, il "est encore prématuré de dire" qu'elles sont davantage responsables. (AFP)